Pendant des millénaires, la mer Méditerranée était synonyme de mobilité humaine et de progrès. Mais, aujourd’hui, son illustre Histoire est entachée par la tragédie humaine silencieuse qui s’y déroule.
La forte augmentation des tentatives de traversée des eaux périlleuses entre l'Afrique et l'Europe par des migrants désespérés au cours des dernières années a entraîné la perte d'innombrables vies. Le nombre réel est indéniablement nettement supérieur aux statistiques officielles déjà alarmantes.
Certes, les images de bateaux surpeuplés et de navires ayant chaviré font parfois la une des journaux, suscitant des débats sérieux des deux côtés de la Méditerranée. Cependant, tôt ou tard, notre attention se dirige ailleurs jusqu’à ce que les corps recommencent à s’échouer sur le rivage. Cette situation nous rappelle une fois de plus le bilan tacite des disparitions croissantes de migrants qui transcende toutes les sources officielles de données, témoignant d’un système défaillant et de notre responsabilité collective quant aux pertes humaines découlant de l’émigration clandestine.
Les premiers mois de cette année ont été les plus meurtriers depuis six ans pour ces âmes désespérées en quête de passage vers l’Europe. Elles continuent de périr, emportées par les vagues. Quelque vingt-huit mille personnes sont présumées mortes depuis 2014, mais toujours portées disparues. Ces pertes se banalisent malheureusement.
Cette vérité affligeante est le résultat d’une convergence catastrophique de facteurs. Les nations européennes continuent d’adopter des politiques de distanciation et de minimisation, négligeant les migrants désespérés au profit de leurs propres intérêts.
Dans le même temps, certains pays d’Afrique du Nord, dépassés par leur rôle en matière de migration, s’engagent en l’absence de gouvernance sur la question, voire exploitent la puissance des vagues migratoires comme levier pour obtenir des gains politiques et financiers de l’Europe.
La communauté internationale dans son ensemble échoue systématiquement à se mobiliser et à s’attaquer aux causes profondes du problème. Résultat: des milliers d’Africains subsahariens mettent leur vie en péril pour traverser le désert et la mer.
Le sort des migrants portés disparus en Méditerranée souligne clairement l’échec d’une approche trop sécuritaire de la gestion de l’émigration clandestine. Au lieu de rechercher des solutions humaines et efficaces, l’attention se porte sur un cadre sécuritaire solide qui non seulement exacerbe la crise, mais fait fi des enjeux structurels au cœur du problème.
Prenons, à titre d’exemple, un projet parrainé par l’Union européenne (UE) visant à former et à équiper les gardes-côtes libyens. En théorie, l’objectif est de freiner l’émigration clandestine. Mais les données suggèrent que cette approche entraîne souvent un risque accru de décès de migrants; une conséquence effrayante de la priorité accordée à la sécurité des frontières plutôt qu’au droit à la vie.
Malgré la noirceur d’une situation qui aboutit presque toujours à un triste statu quo, les experts et les militants restent optimistes et affirment que l'on peut, et que l'on doit, faire plus. Alors pourquoi les gouvernements hésitent-ils à abandonner leurs interventions trop sécuritaires au profit de solutions plus humanitaires et efficaces?
Tout d’abord, cela se résume à une vérité inconfortable: pour de nombreux gouvernements, la rhétorique du «nous contre eux» est politiquement gratifiante. Déployer des ressources militaires pour garder les côtes et intercepter les navires remplis de migrants désespérés vise autant à envoyer un message puissant aux électorats nationaux – une démonstration de force, pour ainsi dire, une protection contre les «menaces» à la stabilité économique, à l’identité culturelle et à la sécurité nationale – qu’à gérer l’émigration clandestine.
«Le sort des migrants souligne l’échec d’une approche trop sécuritaire de la gestion de l’émigration clandestine.»
- Hafed al-Ghwell
Un autre aspect du problème est la perception de l’efficacité et de la rapidité des mesures liées à la sécurité. Comparés aux investissements à long terme dans l’aide au développement ou la construction de systèmes d’asile robustes, ériger des clôtures, patrouiller le long des côtes et renforcer les centres de détention offre ce qui peut, à première vue, apparaître comme des solutions tangibles et rapides, même si elles sont hautement contre-productives.
Il est essentiel que tout discours, toute élaboration de politiques ou tout activisme sur la question de l’émigration clandestine soit orienté vers une reconnaissance collective de la très sombre réalité et de la culture de la volonté politique en faveur de réformes de fond. Si le monde continue de considérer l’émigration comme un défi de sécurité au lieu de l’aborder pour ce qu’elle est – un problème humanitaire –, nous risquons de perpétuer le cycle tragique de la mort et du désespoir.
Nous devrions nous garder d’empêcher l’émigration clandestine, ce qui implique souvent de conclure des accords avec de futurs despotes pour intercepter les bateaux et de financer des camps sordides qualifiés de «centres de détention» qui ne peuvent accueillir que temporairement les migrants non découragés. Une approche trop sécuritaire détourne l’attention et les ressources de réponses plus efficaces qui pourraient sauver des vies et anticiper le sort inévitable de ceux qui se lancent dans des voyages périlleux.
De plus, l’identification des migrants présente un défi majeur. Sur les quelque trente mille personnes portées disparues en Méditerranée, seuls 13% environ des corps sont retrouvés par les autorités européennes. La plupart de ces âmes perdues ne sont donc pas identifiées et leurs familles n’arrivent pas à tourner la page.
L’absence d’effort international coordonné pour identifier les morts constitue une lacune flagrante du système. Même si des organisations comme l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et la Croix-Rouge font de leur mieux pour reconstituer les fragments de ces vies brisées, leur action reste limitée.
La vérité est que ceux qui ont le plus de pouvoir pour intervenir ne semblent pas disposés à affronter véritablement la crise. Ils maintiennent plutôt un statu quo qui se limite à des voyages officiels et à des échanges d’argent, ponctués de querelles incessantes sur des détails et des spécificités linguistiques dans des réglementations qui ne mènent souvent nulle part.
Il est évident que les approches actuelles visant à endiguer l’émigration clandestine tout en respectant les droits de l’homme sont terriblement inadaptées. Loin de s’attaquer à la réalité, et encore moins à la gravité du problème, elles ne font que perpétuer un fossé toujours croissant entre les nations européennes. Pendant ce temps, la souffrance humaine continue.
En d’autres termes, une approche «priorité à la sécurité» s’avère non seulement inefficace, mais elle fait également fi des investissements dans des voies migratoires plus sûres, de la distribution stratégique de l’aide dans les régions fragiles et des stratégies d’intégration globales pour les demandeurs d’asile et les réfugiés qui pourraient favoriser une solution durable et humaine à ce défi urgent.
Après tout, au cœur de cette crise se trouvent des vies humaines, chacune d’entre elles ayant un droit inné à la sécurité, à la dignité et à la chance d’un avenir meilleur.
En outre, contrairement à l’hypothèse selon laquelle la sécurisation dissuade la migration, des études suggèrent, paradoxalement, que le renforcement des contrôles aux frontières peut en réalité encourager l’émigration clandestine. À mesure que les voies légales disponibles deviennent plus restreintes, des individus désespérés sont poussés vers des voies plus dangereuses et dans les bras de trafiquants sans scrupules, alimentant ainsi les économies illicites dans des espaces non gouvernés. Une approche trop sécuritaire finit donc par exacerber le problème qu’elle a l’intention de résoudre.
Naturellement, le changement se fait attendre et il est grand temps pour les dirigeants du monde de mettre de côté leurs platitudes et leurs promesses creuses et de prendre des mesures significatives pour faire face à ce désastre qui fait boule de neige. En assumant notre responsabilité collective envers la préservation de la vie humaine, non seulement nous serons obligés de reconnaître l’ampleur de la tragédie, mais cela nous aidera également à tracer la voie vers une nouvelle ère d’empathie et de compréhension dans laquelle les horreurs silencieuses qui résonnent à travers la Méditerranée ne seront plus réduites au silence.
Une nouvelle approche doit donner la priorité aux droits de l’homme, à la dignité et à la coopération, au moyen de politiques qui vont au-delà du simple endiguement et de la dissuasion. L’Europe, l’Afrique du Nord et la communauté internationale dans son ensemble se doivent, pour les milliers de vies perdues et pour elles-mêmes, de créer un système fondé sur l’empathie, la résilience et, par-dessus tout, l’humanité. La terreur silencieuse de la Méditerranée n’exige rien de moins.
Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.
Twitter: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com