DUBAΪ: En cette période d'incertitudes, la plupart des gens prêchent la prudence. Ce n‘est pas le cas d’Abdelaziz Almuzaini. Depuis vingt-sept ans, l'écrivain saoudien a réalisé une œuvre étonnante qui lui a valu un public fidèle dans son pays d'origine. Certaines de ses œuvres, comme le film d'animation Masameer, sont célèbres. Aujourd'hui, il s'apprête à faire un grand pas en avant en réalisant pour Netflix un film en prises de vue réelles, Head to Head, qui repousse les limites encore plus loin. Mais l'Arabie saoudite y est-elle prête?
«Les Saoudiens n'ont pas une longue tradition cinématographique, il n'y a donc pas de pari sûr pour l'instant», confie Almuzaini à Arab News. «Nous sommes tous en train d'essayer de trouver des éléments de satisfaction. Tout ce que nous pouvons faire, c'est expérimenter et voir ce qui fonctionne.»
«Avec ce film, nous tentons quelque chose de complètement nouveau et nous nous sommes donnés à fond. Nous ne voulons pas être prudents et nous en tenir à ce que nous connaissons», poursuit-il. «Nous pensons qu'être prudents serait un manque de respect pour notre public. En fin de compte, nous voulons simplement que nos fans sachent que nous ne tenons pas leur soutien pour acquis.»
Head to Head («Ras B Ras», en arabe), qui sortira le 3 août, est peut-être un nouveau format pour Almuzaini et collaborateur, Malik Nejer, mais il conserve l’énergie folle qui a fait le succès de Masameer sur YouTube (et désormais sur Netflix sous le nom de «Masameer County»). Plein de couleurs vives et de détonations, le film raconte l'histoire d'un chauffeur maladroit nommé Darwish (Adel Radwan) et d'un nouveau PDG non qualifié, Fayyad (Abdelaziz Alshehri). Les deux hommes sont entraînés dans un monde de criminalité après avoir accidentellement pris en charge la mauvaise personne à l'aéroport. Le tout se déroule dans la ville saoudienne fictive de Bathaika.
«L'idée m'est venue alors que j’éprouvais l'angoisse de la page blanche», explique Almuzaini. «J'étais bloqué sur un autre sujet que j'étais en train d'écrire et j'ai fait une pause pour regarder Birds of Prey, un spin-off de Batman. J'ai commencé à me dire: “Pourquoi l'Arabie saoudite n'aurait-elle pas une ville comme Gotham? Je voulais créer l’un de ces mondes fictifs qui vous aident à oublier la réalité pendant quelques heures, jusqu'à ce que les lumières se rallument», explique Almuzaini.
Conscient qu'il pourrait être choquant pour les spectateurs de faire basculer le film dans une version totalement fictive et en miroir du Royaume dès le début, Almuzaini a décidé de situer le début de son histoire dans une ville familière, Riyad, avant que les événements ne conduisent les deux protagonistes dans la pénombre de Bathaika.
«Cela m'a permis d’introduire une sorte de folie. À la seconde où vous voyez cette voiture descendre la route, vous savez que vous vous dirigez vers une ville étrange. Le film vous dit: “Ne prenez pas cela au sérieux. Vous abordez maintenant une terre sans loi avec ses propres règles”. Nous voulions un décalage: tout commence de manière propre et ordonnée, et puis, boum, la folie», explique Almuzaini.
Si l'esprit du film relève toujours du dessin animé, ses créateurs n'ont jamais eu l'intention d'en faire un. En réalité, si Almuzaini s’est lancé dans le monde de l'animation après plus d'une décennie, c'est en partie pour répondre aux critiques qu'il avait reçues au fil des années en tant qu'animateur à succès.
«Je me souviens que les gens disaient que nous avions du succès parce que nous étions les seuls à faire de l'animation. Ils pensaient que nous prospérions grâce à l'absence de concurrence. Je me suis alors dit: “D'accord, alors nous allons relever le défi.» J'ai décidé de fonder une nouvelle société de production, Sirb, avec laquelle nous ne ferions que des films d'animation», raconte-t-il.
Almuzaini a pris rendez-vous avec les responsables de Netflix et il leur a fait part de sa nouvelle idée, sans savoir comment ils allaient réagir.
«Heureusement, ils m'ont beaucoup soutenu. J'ai dit: “Donnez-moi deux films pour apprendre à faire ça, je pourrais avoir besoin d'échouer pour comprendre comment cela fonctionne.” Ils m'ont répondu: “Nous vous en donnerons trois.” Je leur en suis reconnaissant. Cette confiance m'a poussé à faire quelque chose dont je suis vraiment fier», déclare-t-il.
Ce n'est pas la première fois qu'Almuzaini se jette ainsi à l'eau. C’est d’ailleurs de cette manière que son parcours a commencé, en 1996.
«À l'âge de 16 ans, j'ai échoué en mathématiques. Mon père était à Londres à l'époque, mais je savais que lorsqu'il reviendrait et que j'aurais de gros problèmes. Alors, j'ai dû trouver quelque chose pour arranger les choses. Je me rappelle avoir pris un magazine, avoir vu une caricature politique et avoir commencé à la décalquer. Je l'ai copiée à la perfection et je l'ai apportée au siège d'un grand journal, où j'ai trouvé le rédacteur en chef», raconte Almuzaini.
Je suis allé le voir et je lui ai déclaré: «Je suis caricaturiste. Regardez ce que j'ai fait.» Il a vu mon travail et m'a engagé sur-le-champ. Lorsque mon père est revenu, il a appris que j'avais échoué en maths, mais que j'étais désormais dessinateur de presse pour un grand journal, à l'âge de 16 ans. Comment aurait-il pu m’en vouloir?
Almuzaini a gardé ce poste jusqu'en 2008 tout en développant son propre style. Au moment où il a démissionné, il était au sommet de sa popularité et ne s'est retiré que parce qu'il estimait que les journaux n'avaient plus d'avenir. Peu après, il a envoyé un courriel à un animateur qu'il n'avait jamais rencontré, Malik Nejer, lançant sur un coup de tête l'un des partenariats les plus fructueux de l'industrie moderne du spectacle au Moyen-Orient.
Si Myrkott Animation Studio ainsi que le partenariat entre Almuzaini et Nejer se poursuivent, Head to Head n'est que le début d'un nouveau voyage pour le réalisateur. Ce dernier est fier d'avoir conquis un grand nombre de fans qui le suivront vers de nouvelles frontières créatives. Toutefois, il redoute que toutes ces expériences à venir ne désorientent des spectateurs habitués à son ton particulier.
«Avoir des fans est à la fois une bénédiction et une malédiction», lance-t-il ainsi. «Cela s'accompagne d'attentes. Cela m'angoisse et me ravit à la fois. Oui, c'est mon premier film en prises de vues réelles, mais aucun fan ne le considérera comme tel. Nous ne serons pas considérés comme des débutants parce qu'ils nous connaissent vraiment bien. C'est ça, le respect. Nous devions donc leur témoigner le même respect et faire quelque chose qui soit digne de la confiance qu'ils nous portent.»
Quelle sera la prochaine étape? Elle risque d’être inattendue. Almuzaini s'est lassé de regarder des films qui donnent tous l'impression d'être basés sur la même formule, à une époque où les livres de scénarios et ChatGPT ont vidé la narration de son âme.
«La seule chose qu'un ordinateur ne pourra jamais reproduire, ce sont les vraies émotions humaines, et c'est ce que je recherche. Je promets que c'est ce que chacun de mes films apportera», conclut Almuzaini.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com