La Turquie est confrontée à l'un de ses plus grands défis depuis des années: la menace de sanctions de la part de ses voisins européens et de son allié américain, motivées par les politiques perturbatrices, provocatrices et déstabilisantes d’Ankara qui joue le jeu de Moscou.
Les ministres des Affaires étrangères de l'UE se sont réunis à Berlin lundi, avant le sommet des dirigeants européens prévu pour aujourd’hui. Ils ont préparé le terrain à des mesures soigneusement planifiées contre Ankara, qui pourraient inclure des sanctions, en plus d’un embargo sur les armes. Le principal problème est la violation turque de la souveraineté de deux États membres de l’UE - la Grèce et Chypre - dans l’est de la Méditerranée, avec les activités d’exploration de gaz, dans ce qu’elle affirme être des zones maritimes contestées. Le triste bilan de la Turquie en matière de droits de l’homme figurera également dans les pourparlers.
Entretemps, lors d’une réunion virtuelle des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN il y a une semaine, le Secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo a lancé ce qui a été décrit comme un signe de séparation de son homologue turc, Mevlut Cavusoglu, accusant Ankara de saper la sécurité de l’OTAN et de créer l’instabilité en Méditerranée orientale. Il aurait blâmé la Turquie d’avoir envoyé des mercenaires syriens en Libye, et pour être intervenue dans le conflit du Haut-Karabakh. Il a déclaré que l’achat par la Turquie du système de défense aérien russe S-400 était un «cadeau» à Moscou.
Le Sénat américain a par ailleurs approuvé la semaine dernière une version finale du projet de loi annuel sur la politique de défense, autorisant le président à sanctionner la Turquie pour son acquisition du S-400. Le président Donald Trump avait précédemment choisi de ne pas punir Ankara pour son achat en 2017 du système russe, qui, selon l'OTAN, est conçu pour cibler l'avion de combat sophistiqué F-35. En conséquence, la Turquie a été retirée du programme F-35.
Les mots durs de Pompeo envers la Turquie ont marqué un changement dans l'approche vague et tolérante que Trump avait adoptée sur la politique controversée du président Recep Tayyip Erdogan, en ce qui concerne ses liens étroits avec la Russie et l'Iran, et son rôle en Syrie et en Libye.
Erdogan s’inquiète de l’hostilité croissante de l’UE. Le mois dernier, minimisant l'effet des sanctions sur son pays, il affirme que la Turquie, qui continue de se battre pour l'adhésion à l'UE, se considère intrinsèquement européenne, mais qu’elle ne céderait pas aux attaques et au principe de deux poids deux mesures. L'Allemagne a tenté, sans grand succès, d'apaiser les tensions entre Erdogan et le président français Emanuel Macron, qui avaient pris des proportions démesurées ces dernières semaines.
Les deux hommes, confrontés à chacun à ses des défis, ont tenté de faire preuve d’une plus grande portée régionale. Ils ne sont pas d’accord sur la Syrie, la Libye, l’Islam politique, les liens d’Ankara avec Moscou et les conséquences sur l’unité de l’OTAN, en plus du conflit entre la Turquie et la Grèce. Au cours d'échanges verbaux houleux, Erdogan a appelé vendredi dernier les Français à ne pas voter pour leur président lors des élections de 2022, lorsque Macron briguera un second mandat.
Les collaborateurs d’Erdogan ont toutefois envoyé des signes conciliants à Bruxelles avant le sommet européen de cette semaine. Les dirigeants essaieront d'éviter une confrontation directe avec la Turquie. Si elles sont approuvées, les sanctions resteront mesurées et dépendront des futures provocations de la Turquie. Une crise avec l'UE aura un impact négatif sur l'unité de l'OTAN. Erdogan a récemment suggéré que l'Alliance de l'Atlantique Nord remplace la présence militaire turque en Libye - une suggestion qui a eu peu d’échos.
Il ne fait aucun doute qu’avec le départ imminent de Trump de la Maison-Blanche, Erdogan sait que l’attitude de Washington envers son pays et envers d’autres questions régionales changera de façon radicale. Le prochain président, Joe Biden, cherchera à reconstruire l'alliance militaire et commerciale de l'Amérique avec l'UE. L'OTAN apparaîtra une fois de plus comme la pierre angulaire de cette alliance. La Turquie devra choisir entre être membre à part entière de l'OTAN ou se tenir aux côtés de la Russie et de l'Iran, les deux options étant inconciliables.
Les défis domestiques d’Erdogan- une opposition croissante même parmi ses anciens alliés, une économie en difficulté, un sombre bilan des droits de l’homme, et des aventures régionales coûteuses - le hantera à nouveau. Malgré son style marginal, Erdogan est un pragmatique dans l’âme, et il est peu probable qu’il sacrifie les relations de son pays avec l’Europe, la Turquie étant le cinquième partenaire commercial de l’UE. Par ailleurs, les États-Unis et l'Europe n'accepteront pas de nouvelles violations turques de la souveraineté de la Grèce et de Chypre, et chercheront à exercer une pression supplémentaire sur Ankara, pour l’acceptation d’un règlement négocié.
Il y a de fortes chances que dans les semaines à venir, nous voyions un Erdogan moins provocateur - qui révisera les priorités et les intérêts régionaux à long terme de son pays, ses relations avec ses voisins et ses alliances stratégiques, tandis que les États-Unis reviendront au multilatéralisme sous Biden. En réponse aux dernières ouvertures turques, le chef de la politique étrangère de l'UE, Josep Borrell, a effectué un geste conciliant en déclarant la semaine dernière que l'UE et la Turquie partagent un «intérêt commun à développer un bon voisinage». Il a ajouté que les dirigeants de l'UE ont décidé de rechercher le dialogue avec la Turquie et d'évaluer la situation en fonction de la perception d’une approche plus positive de la part d’Ankara. La balle est maintenant dans le camp d'Erdogan, et ses prochaines initiatives seront cruciales pour sa propre survie politique.
Osama Al-Sharif est journaliste et commentateur politique, basé à Amman. Twitter : @plato010
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com