PARIS: La réforme des retraites l'a placé au coeur du réacteur, le gouvernement lui réserve désormais la primeur sur de nombreux textes qu'il infléchit notablement: le Sénat à majorité de droite profite des divisions de la nouvelle Assemblée nationale pour asseoir son pouvoir.
Au point que la rumeur - totalement invraisemblable il y a quelques mois - de l'arrivée possible du président du Sénat Gérard Larcher (LR) à Matignon a pu circuler avec une certaine insistance.
"En 2014, je ne pouvais pas faire un média sans qu'on me demande +à quoi sert le Sénat+". La question ne se pose plus aujourd’hui, se réjouit le chef de file des sénateurs Les Républicains Bruno Retailleau.
"Le Sénat a trouvé une nouvelle jeunesse", constate le patron des sénateurs socialistes Patrick Kanner.
"Hier simplement utile, le Sénat est aujourd’hui devenu indispensable au pouvoir exécutif", relevait aussi l'ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas en mars dernier dans une tribune au Monde.
«Premier filtre»
Le vote de la réforme des retraites a marqué un tournant en faisant apparaître au grand jour le contraste entre les deux chambres : l'Assemblée où le débat n'a pu aller au bout, et la chambre haute qui a réussi à adopter le texte dans les délais, offrant au gouvernement un minimum d'assise parlementaire.
Mais il a aussi révélé, par sa guérilla procédurale, un durcissement inédit de la gauche sénatoriale, que la droite a eu du mal à endiguer et qui a brouillé quelque peu l'image lisse que cherche à préserver la chambre haute.
"Différents épisodes ont montré qu’on pouvait faire un travail parlementaire, y compris frictionnel, dans le respect des institutions", veut rassurer Patrick Kanner.
En inscrivant les textes d’abord au Sénat, "le gouvernement évite un débat de charpie à l'Assemblée nationale. Il s’assure un premier filtre qu’il peut de fait maîtriser", estime le sénateur du Nord.
Ainsi les deux projets de loi d'Agnès Pannier-Runacher sur les énergies renouvelables et le nucléaire ont abouti malgré de mauvais oracles.
Réforme de la justice, industrie verte, régulation de l'espace numérique ou encore plein emploi sont autant de projets de loi déposés sur le bureau du Sénat en premier lieu.
Bruno Retailleau souligne aussi le "rôle décisif" des sénateurs en commission mixte paritaire (CMP) pour trouver des compromis.
Et quand le gouvernement ne trouve pas de majorité à l'Assemblée nationale et que le Sénat dit "non", c'est le blocage, comme pour le projet de loi de programmation budgétaire 2023-2027, enlisé depuis octobre 2022. De son adoption peuvent pourtant dépendre le versement de fonds européens.
«Une institution du pouvoir»
Pour peser encore un peu plus, le Sénat multiplie les propositions de loi poil-à-gratter, souvent assises sur une réflexion au long cours et censées combler "la torpeur" du gouvernement. C'est le cas sur des sujets aussi divers que l'audiovisuel, tout récemment, ainsi que la lutte contre les incendies, qui pourrait aboutir avant l'été, ou encore l'agriculture.
Le constitutionnaliste Dominique Rousseau relève "une évolution paradoxale" du Sénat, en remontant aux origines de la Ve République. Les pères de la Constitution de 1958, le général De Gaulle et Michel Debré, "étaient persuadés qu'il n'y aurait pas de majorité gaulliste à l'Assemblée nationale et que par conséquent ils devraient s'appuyer sur le Sénat".
Michel Debré défendait alors "une puissante deuxième chambre": "Si nous avions la possibilité de faire surgir demain une majorité nette et constante (à l'Assemblée, ndlr), il ne serait pas nécessaire de prévoir un Sénat dont le rôle principal est de soutenir, le cas échéant, un gouvernement contre une assemblée trop envahissante parce que trop divisée".
Au terme de "contre-pouvoir" mis en avant par Gérard Larcher, Dominique Rousseau préfère celui de "pouvoir". Le Sénat est "une institution du pouvoir", dit-il.
Le constitutionnaliste est plus sceptique quant à l'image de modernité que la chambre haute s'emploie à déployer: "si le Sénat n'est plus la chambre du seigle et de la châtaigne, il n'est pas non plus devenu la chambre du métavers".