La flambée de violence qui a frappé la semaine dernière le Soudan, en ébullition depuis que les deux chefs militaires les plus puissants du pays et leurs forces armées s’affrontent, était malheureusement prévisible. L'alliance de circonstance entre les deux seigneurs de guerre – bâtie sur le même mépris pour les aspirations démocratiques des civils soudanais – s'est décomposée en une bataille pour la suprématie, dans laquelle les civils subissent des dégâts collatéraux.
Après la révolte populaire qui a renversé Omar el-Béchir en 2019, Abdel Fattah al-Burhan – commandant des Forces armées soudanaises – et Mohammed Hamdan Dagalo, alias Hemeti – commandant des Forces de soutien rapide – ont surmonté leurs préjugés bureaucratiques et ethniques en défendant une cause commune. Malheureusement, leur partenariat a été bâti sur la volonté de saper, de retarder et d'entraver la transition du Soudan vers un régime civil démocratique. Les deux dirigeants ont cherché à échapper à toute reddition de comptes pour des crimes remontant au génocide survenu au Darfour ainsi qu’au récent massacre de plus de 120 manifestants non armés en juin 2019.
Par-dessus tout, leur arrangement reposait sur une entente commune selon laquelle l'armée soudanaise ne rendrait jamais des comptes devant les autorités civiles. Mais ils devaient encore décider quel dirigeant se retrouverait au sommet du pouvoir une fois que les civils auraient définitivement été mis à l'écart. Pour l'armée soudanaise et les Forces de soutien rapide (FSR), le partenariat a été très fructueux. Elles ont feint de passer pour des partenaires des parties civiles soudanaises tout en exploitant leurs querelles. Elles se sont moquées des partenaires internationaux qui soutiennent un gouvernement de transition civilo-militaire, et ont fait semblant d'être des parties responsables sur la scène mondiale en s'engageant à participer aux opérations antiterroristes, en déclarant leur soutien aux accords d'Abraham, et en normalisant leurs relations avec Israël.
Les comités de résistance soudanais – les mouvements de protestation inlassables et décentralisés qui ont été le principal moteur de l'éviction d’El-Béchir – sont généralement restés méfiants à l'égard des deux chefs militaires. Pourtant, la communauté internationale a adopté ce qui lui semblait être la seule approche réaliste: traiter avec les deux seigneurs de guerre. Les Forces armées soudanaises et les FSR étaient solidement ancrées dans tous les aspects de la vie soudanaise. Dagalo, en particulier, a cherché à s'enrichir, notamment grâce à des projets miniers avec les Russes. Évitant les graves conséquences pour des actes d'impunité répétés qui auraient pu conduire à un changement, l'Occident a plutôt a calmé et courtisé les deux seigneurs de guerre.
«Même au plus fort du partenariat entre Al-Burhan et Dagalo, la force brutale n'a pas vaincu les comités de résistance»
Maria Maalouf
En octobre 2021, au cours du mandat de Jeffrey Feltman comme premier envoyé spécial américain dans la Corne de l'Afrique, le diplomate américain a tenu avec son équipe une série de réunions pour remédier à ce qu'Al-Burhan et Dagalo disaient être «leurs préoccupations» concernant les mesures transitoires. Lors d'une séance de clôture qui comprenait des dirigeants et le Premier ministre civil, Abdalla Hamdok, la délégation américaine a présenté des idées pour apaiser les tensions et répondre à certaines des préoccupations des dirigeants en vue de de relancer le partenariat civilo-militaire. Les deux commandants et Hamdok ont adhéré au plan proposé par les Américains. Mais cinq heures plus tard, malgré le soutien des États-Unis aux compromis qu'ils privilégiaient, les deux dirigeants ont organisé un coup d'État, arrêtant Hamdok, son gouvernement et des dizaines d'autres responsables.
L'équipe américaine a essayé de travailler de bonne foi avec les deux commandants, mais leur décision a montré qu'ils n'avaient jamais eu l'intention d’agir de même.
Depuis lors, l'histoire s'est répétée à de nombreuses reprises: les deux parties ont pris des engagements pour ne pas les respecter par la suite. Plus récemment, l'ONU, l'Union africaine et l'Autorité intergouvernementale pour le développement ont facilité le dialogue sur la formation d'un gouvernement civil.
Le «Quartet pour le Soudan», qui comprend les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, a aidé à négocier un accord-cadre. On peut se demander si la formation d'un gouvernement civil qui était selon les entretiens prévue en avril, aurait été suffisamment crédible aux yeux des comités de résistance. Mais tout cela appartient désormais au passé, car l'armée soudanaise et les FSR ont renoncé à négocier et ont décidé de s’affronter. Al-Burhan et Dagalo semblent vouloir se battre dans une lutte à mort.
Avec une rapidité impressionnante, les dirigeants régionaux ont accepté d'envoyer à Khartoum un groupe composé de trois chefs d'État, montrant ainsi que les voisins du Soudan savent que la région, elle aussi, souffrirait en cas de guerre civile totale. On peut s'attendre à ce que l'Union africaine, l'ONU, l'UE et les États-Unis soutiennent cette initiative, dans la mesure où ce soutien sera essentiel. Mais étant donné que la communauté internationale a été profondément entachée par son insistance à travailler avec les mêmes dirigeants responsables des récentes violences, la région se devra de prendre les devants.
Un cessez-le-feu basé sur le partage du pouvoir entre les deux seigneurs de guerre ne sera pas stable, étant donné qu’il n'est pas facile d'ignorer les aspirations du peuple soudanais à la démocratie et à un régime civil. Même au plus fort du partenariat entre Al-Burhan et Dagalo, la force brutale n'a pas vaincu les comités de résistance. Jusqu'à présent, les civils soudanais faisaient face à un front uni composé d'Al-Burhan et de Dagalo. En supposant qu'il survive, il est entendu que l'autorité civile affrontera mieux un appareil de sécurité susceptible d'être divisé et fragmenté et moins capable ou désireux d'imposer son pouvoir. Ce résultat est peut-être peu probable, mais c'est la seule lueur d'espoir que l'on puisse trouver dans cette horrible tragédie.
- Maria Maalouf est une journaliste libanaise, animatrice, éditrice et écrivaine. Elle est titulaire d'une maîtrise de sociologie politique de l'université de Lyon.
Twitter: @bilarakib
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com