La seule leçon sûre que j’aie apprise en analysant professionnellement l’UE au cours des 20 dernières années est que les choses ne sont jamais ce qu’elles semblent être. Et c’est à n’en pas douter le cas du sommet de l’UE qui vient de s’achever et où la question centrale du fonds européen de relance face à la pandémie de COVID-19 était sur la table.
La première illusion est que l'accord conclu est un véritable compromis, dans lequel tant les euro-centriste fédéralistes que les nationalistes confédéralistes aplanissent leurs divergences. Mais quand on entre dans les détails de l'accord, une image très différente se dégage. À première vue, l'accord doit être considéré comme une victoire fédéraliste importante d’une manière générale, et une victoire pour le président français Emmanuel Macron en particulier.
En mai, Macron a réalisé l’exploit remarquable de convaincre la très prudente chancelière allemande Angela Merkel de changer radicalement de cap. En se basant sur les risques économiques incontestables émanant du coronavirus, Macron a poussé Merkel à accepter, contrairement à ce qui a été fait lors de la crise de la dette grecque, que des obligations européennes communes soient émises afin de soutenir l'effondrement de l'économie continentale et de préserver le projet européen lui-même. La victoire diplomatique tranquille mais décisive de Macron a directement jeté les bases de l’apparent triomphe fédéraliste de la semaine dernière.
Avec l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie, tous rangés du côté fédéraliste (les trois derniers pays ayant été le plus sévèrement touchés par la COVID-19, enregistrant 100 000 des 130 000 décès dus au virus en Europe), allaient de toute manière l’emporter sur le plan diplomatique.
Suite à la forte avance franco-allemande, la Commission européenne (toujours favorable à un pouvoir plus centralisé) a présenté son premier plan de relance post-COVID-19 le 27 mai. Elle a proposé une relance de 750 milliards d'euros (866 milliards de dollars), dont 500 milliards sous forme de subventions non remboursables et 250 milliards d'euros de prêts à faible taux d'intérêt.
Bien que présenté comme unique, le fonds de relance réalisera un précédent historique avec l’émission d’une dette européenne conjointe, ces « Eurobonds » dont rêvent les fédéralistes depuis des décennies. Afin de financer les 750 milliards d’euros de dépenses, la Commission européenne utilisera sa note de crédit AAA pour emprunter des fonds sur les marchés de capitaux internationaux. Il est parfaitement clair que les fédéralistes, s’inspirant du discours de Macron, utilisent la crise de la pandémie comme une opportunité de centralisation.
Toutefois, les cinq pays d’Europe du Nord appelés les « frugal five » (Autriche, Danemark, Suède, Pays-Bas et le nouveau membre, la Finlande) étaient très inquiets à l’idée de confier des centaines de milliards d’euros aux États « prodigues » du sud, et de la poussée centralisatrice incontestable du programme. C’est leur opposition qui a transformé ce qui était censé être un événement de deux jours en un marathon diplomatique de cinq jours.
La proposition de compromis, présentée par le président du Conseil européen Charles Michel, appelait à un pourcentage légèrement plus élevé de prêts et à un pourcentage plus faible de subventions dans le plan global (maintenant 390 milliards d'euros de subventions au lieu de 500 milliards d'euros), alors que le volume global du fonds restait le même.
En guise de réponse à l'appel des « frugal five », des conditions strictes ont été établies pour l’ensemble des pays (les principaux bénéficiaires seront l'Italie, l'Espagne et la France, et non les pays réputés pour leur discipline budgétaire). L'accord permet ainsi vaguement à tout État membre de surveiller les plans de dépenses des fonds déboursés pour des projets dans n’importe quel autre pays. Mais, bien que chacun puisse soulever la question du gaspillage devant le Conseil européen, aucun mécanisme de veto n’a été mis en place, et toute opposition ne peut avoir pour effet qu’un simple retard dans l’affectation des fonds. Cela semble éliminer l’option de responsabilité financière. Dans l'ensemble, on a donc l’impression d’une victoire fédéraliste décisive.
Cependant, ceci est une illusion de plus, puisque la réalité est que le projet fédéraliste joue en fait sa dernière carte. Trois faits inquiétants dirigent notre réflexion vers la présence d’un risque politique. Premièrement, malgré les pressions énormes, les « frugal five » sont restés soudés – à présent que le Royaume-Uni est sorti de l’UE – en tant que nouvelle force anti-fédérale. En effet, tout au long du processus, le groupe frugal s’est même enrichi d’un nouveau membre. Cette coalition nouvellement consolidée a une vision très différente de l’avenir de l’UE de celle des centralistes idéalistes à Bruxelles qui ne mène nulle part.
Deuxièmement, le fait apparemment symbolique permettant aux États membres de consulter les comptes des plans nationaux de dépenses des autres membres et la manière dont ils entendent dépenser les fonds communs de l'UE, va rendre fous les sudistes, tandis que les nordistes frugaux vont pouvoir s’assurer que l'argent qu'ils ont remis (une énorme somme de 209 milliards d’euros pour la seule Italie) est dépensé à bon escient. Les divisions chroniques nord-sud, loin d'être atténuées par l'accord, ont au contraire été fortement exacerbées.
« La réalité est que le projet fédéraliste joue en fait sa dernière carte.
Dr. John C. Hulsman »
Troisièmement, et finalement, que se passerait-il si les trois prodigues (l’Italie, l’Espagne et la France) dépensaient l’argent de manière peu judicieuse ? Pour le moins, il est tout à fait plausible, compte tenu de leurs antécédents, qu'un tel résultat se produise. Si cela se produisait, les « frugal five », sous la pression de leurs propres courants populistes, ne verseraient plus un sou de plus aux sudistes. Par la suite, l'UE serait confrontée à une crise existentielle.
Alors, bien que les trompettes sonnent pour la victoire euro-centriste de Macron, il faudrait garder à l’esprit que les fédéralistes – par leur triomphe immédiat – viennent peut-être de semer les graines de la destruction de leur rêve ultime.
Dr. John C. Hulsman est le président et directeur associé de John C. Hulsman Enterprises, société mondiale majeure de conseil en risques politiques. Il est également chroniqueur principal pour City AM, le journal de la Ville de Londres. Il peut être contacté via www.chartwellspeakers.com.
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