On ne peut s’empêcher de constater actuellement une grande ironie dans la vie politique française. Le grand bras de fer syndical et politique que livre l’opposition à Emmanuel Macron sur les retraites est en train d’installer Marine Le Pen, icône de l’extrême droite, comme l’inévitable alternative pour la prochaine présidentielle.
Car l’une des grandes leçons à tirer de la crise sociale que traverse la France, c’est que les tabous politiques tombent, les plafonds de verre se fracassent. Et ce qui était inimaginable hier devient probable demain. L’extrême droite serait-elle aux portes du pouvoir ? Après Giorgia Meloni en Italie, demain Marine Le Pen en France ?
Cela apparaît si évident que deux sondages successifs ont montré que si une course à l’Élysée était organisée aujourd’hui, Marine Le Pen battrait Emmanuel Macron à plate couture et deviendrait la première femme présidente de la République. Morale de l’histoire, ce que Laurent Berger, patron de la CFDT, appelle «crise démocratique» et qui a provoqué l’ire du président Macron, a manifestement cassé l’épais plafond de verre qui traditionnellement empêchait la famille Le Pen d’accéder au pouvoir en France.
En fait, ce plafond de verre à commencer à fondre depuis les dernières élections législatives. Pour la première fois, le Rassemblement national (RN) mené par Marine Le Pen a réussi l’exploit inédit de faire rentrer au Parlement un groupe massif de députés. Et signe évident que cette évolution majeure a été décisive dans la marche du RN, Marine Le Pen a fait le choix de laisser la direction du parti à son jeune poulain, Jordan Bardella, et de consacrer ses efforts à la direction du groupe parlementaire du parti.
Est ensuite venue la crise de la réforme des retraites. Une aubaine pour Marine Le Pen, qui en a profité pour installer dans l’opinion l’image d’un nouveau personnage composé de plusieurs palettes, et a confirmé sa tendance à être la première opposante à Emmanuel Macron. Le choix du bombardement politique massif et régulier de la gouvernance de Macron et le vote systématique de toutes les motions de censure contre le gouvernement d’Élisabeth Borne ont fait d’elle une incontestable opposante au locataire de l’Élysée.
Marine Le Pen voudrait provoquer une révolution sémantique enterrant le passé d’extrême droite du parti – Mustapha Tossa
Parallèlement à cette stratégie, Marine Le Pen a tenté de se distinguer de ce qui est apparu comme des «outrances» commises par les députés de la France insoumise et des opérations de blocage excessives de la nouvelle alliance de la gauche, la Nupes. Dans cette tension politique et le brouhaha médiatique qui l’a accompagnée, Marine Le Pen est apparue comme une figure modérée qui a su retenir sa parole agressive et une sage qui a pris ses distances avec des postures de radicalité et de rupture.
Pour Marine Le Pen cette séquence est venue couronner ses nombreuses tentatives de «dédiaboliser» et de «désataniser» l’image de son parti, dont le corpus idéologique était verrouillé par un héritage de racisme, de xénophobie et d’antisémitisme qui le rendait infréquentable pour de nombreux Français et qui faisait de son accession au pouvoir local ou national une mission impossible.
La nouveauté aujourd’hui est que ces réticences et ces freins sont en train de tomber pour offrir une forme de normalité au RN, le parti dont les dirigeants s’offusquent à la moindre allusion de leur appartenance à l’extrême droite. Sur ce terrain aussi, Marine Le Pen voudrait provoquer une révolution sémantique enterrant le passé d’extrême droite du parti. Elle préfère utiliser le concept politiquement correct et presque inoffensif de droite nationale pour de distinguer de la droite républicaine.
Un autre élément de réflexion politique qui permet tous les rêves à Marine Le Pen. Selon la Constitution, Emmanuel Macron ne pourra pas se présenter pour un troisième mandat. En face, la droite républicaine est encore convalescente pour pouvoir enfanter un leadership capable de lui tenir la dragée haute. Quant à la gauche dans son ensemble, les contradictions idéologiques, la guerre fratricide des egos rendent presque impossible l’apparition d’un chef capable d’incarner une alternative à Emmanuel Macron et à Marine Le Pen.
Seule ombre au tableau dans cette idylle politique que semble vivre Marine Le Pen sur fond de crise des retraites, l’absence totale de son parti et de ses militants dans les nombreuses et énormes manifestations de rue que les syndicats organisent pour protester contre la réforme des retraites.
Cette absence fait dire à certains que Marine Le Pen a choisi l’opposition parlementaire plutôt que celle de la rue. Mais cette absence révèle un point essentiel : l’absence de profondeur sociale et syndicale d’un parti qui aspire à endosser les plus hautes responsabilités de l’État. Un handicap majeur qui peut participer à relativiser la brusque ivresse de pouvoir qui vient de saisir le RN et transforme ses ambitions actuelles en une simple illusion d’optique momentanée difficile à réaliser quand viendra le temps des élections et des choix qui décident de l’avenir de la France.
Mustapha Tossa est un journaliste franco-marocain. En plus d’avoir participé au lancement du service arabe de Radio France internationale, il a notamment travaillé pour Monte Carlo Doualiya, TV5 Monde et France 24. Mustapha Tossa tient également deux blogs en français et en arabe où il traite de la politique française et internationale à dominance arabe et maghrébine.
Twitter: @tossamus
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.