Le 20e anniversaire de l’invasion de l’Irak par les États-Unis, marqué par une analyse rétrospective du passé et des évaluations pessimistes de l’avenir, éclipse les grands progrès réalisés par le gouvernement du Premier ministre, Mohammed Chia al-Soudani, en cent soixante jours. Au début de son mandat, l’Irak était au bord du gouffre, au moment où de multiples défis convergents secouaient une république toujours incapable de se remettre sur pied après deux décennies chaotiques. Des questions difficiles restent sans réponse à ce jour et nous sommes toujours bien loin des solutions globales aux problèmes les plus pressants de l’Irak.
Pourtant, l’Irak conserve, malgré tous ses problèmes, un énorme potentiel économique et politique. La majeure partie, bien sûr, demeure largement inexploitée, car des obstacles redoutables, dont beaucoup sont auto-infligés, continuent de limiter les chances de Bagdad de sortir de ce bourbier. En conséquence, les obstacles politiques, gouvernementaux, économiques et même budgétaires, se mêlent aux questions culturelles, religieuses, technologiques et environnementales, laissant très peu de place aux autorités pour répondre à la liste croissante des besoins du public irakien.
Dans le même temps, la triple menace postpandémique d’un chômage élevé, d’une inflation incontrôlée et de perturbations dans l’accès aux services publics n’a pas non plus facilité les choses et elle est en partie responsable de l’effondrement de la précédente administration.
En octobre de l’année dernière, l’émergence de M. Al-Soudani n’était guère surprenante dans un climat aussi chaotique, en proie à des tensions. La sphère politique retenait son souffle, anticipant ce qui allait se produire en faisant preuve d’optimisme après les grossières escalades des sadristes. Pour beaucoup, l’indépendance relative de Mohammed Chia al-Soudani vis-à-vis des partis, des blocs et des coalitions informelles au pouvoir en a fait le candidat idéal pour mettre fin à la crise politique irakienne et gérer une sorte de «réinitialisation» post-Moustafa al-Kadhimi. Les critiques, d’autre part, ne sont pas convaincus, car sa proximité avec le cadre de coordination dominé par les chiites, donne l’impression que le Premier ministre perpétue tout simplement le statu quo bien ancré depuis vingt ans.
Heureusement, le candidat au poste de Premier ministre de l’époque ne tenait pas à répéter les mêmes erreurs, soit de commettre des fautes directes et de faire face aux mêmes écueils que ses prédécesseurs. Il a rapidement cherché à gagner la confiance non seulement du public irakien, mais aussi d’un Parlement irakien militant en présentant une plate-forme qui combinait les demandes et les espoirs immédiats des différents mouvements, forces et blocs dans une république très divisée – y compris la «muqawama» («résistance») et le mouvement sadriste.
Son message n’était pas teinté d’un populisme fiévreux, comme c’est souvent le cas chez les despotes en devenir. Au lieu de cela, il s’est engagé à organiser des élections au conseil provincial, modifiant la loi sur les élections générales et faisant part de son intention d’organiser des élections législatives anticipées, ce qui a suffi à rallier le soutien d’une coalition chiite, sunnite et kurde à sa candidature à la tête du gouvernement.
Cependant, les discours opportuns, le bon sens politique et les promesses de réformes indispensables ne suffisent pas à «guérir» l’Irak après de nombreuses années de stagnation politique, de perte de confiance dans les institutions publiques, de détérioration des conditions économiques, de polarisation intense, de sécurité poreuse, d’ingérences et de menace omniprésente de la réémergence de Daech. Tous ces défis ont été hérités des gouvernements précédents, qui rendent désormais très improbable, à titre d’exemple, la tenue d’élections locales et législatives anticipées.
En outre, alors que le gouvernement Al-Soudani bénéficie d’un large soutien au sein du cadre de coordination, il lui manque une majorité parlementaire suffisante pour faire passer une nouvelle loi électorale, sans parler d’un projet de réforme global sur les plans exécutif, législatif et judiciaire. Par ailleurs, les milices n’ont pas hésité à limiter la marge de manœuvre et l’aptitude du gouvernement de Mohammed Chia al-Soudani à résister à leurs demandes ou à avoir une incidence sur les délibérations stratégiques, les décisions de sécurité et même les nominations à des fonctions publiques.
«Bon nombre des maux dont souffre l’Irak découlent d’une absence de gouvernance pendant vingt ans dans un pays ravagé par des intérêts concurrents.»
Hafed al-Ghwell
Le nouveau Premier ministre se trouve dans une position peu enviable, car l’essentiel de son travail semble consister davantage à gérer le chaos qu’à gouverner conformément aux intentions et priorités déclarées de l’État. Néanmoins, M. Al-Soudani a réussi à l’emporter même s’il fait face à un capital politique très limité pendant qu’il affronte des crises sur le front intérieur, à la fois politiquement et économiquement, tout en assurant la réintégration de l’Irak dans la région. Il est peut-être un peu tôt pour attribuer sans réserve tout le succès de la gestion du chaos en Irak à Mohammed Chia al-Soudani, mais l’utilisation de ses avantages personnels est certes louable. On compte parmi ces avantages son expérience passée au sein du gouvernement, une non-implication fréquemment soulignée dans la corruption endémique de l’Irak et des discours équilibrés qui recherchent une pleine légitimité et pas seulement de la part du Parlement.
M. Al-Soudani est également originaire du sud de l’Irak, ce qui lui confère une affiliation géographique à la région la plus pauvre du pays et lui donne son mot à dire dans le développement du pays. Contrairement à d’autres politiciens irakiens ayant des liens présumés avec des acteurs extérieurs, le Premier ministre n’a pas de telles allégeances ou de citoyenneté dans un autre pays, ce qui signifie qu’il n’est redevable d’aucune influence, malveillante ou autre, cherchant activement à influencer la politique irakienne ou à infiltrer son gouvernement.
Cette «distance» par rapport aux acteurs polarisants est particulièrement importante lorsqu’on veut adopter des approches claires et équilibrées pour gérer les relations extérieures de l’Irak, facilitant sa réintégration régionale et sa prospérité durable. Cela donne également à Mohammed Chia al-Soudani la capacité de peser objectivement les mérites de la collaboration et de la coopération stratégique pour mieux servir les intérêts irakiens, plutôt que de succomber à la ruée extraterritoriale à quatre entre les États-Unis, l’Iran et la Turquie.
Ce Bagdad apparemment renaissant résiste actuellement aux appels de la coalition chiite pour séparer l’Irak des États-Unis et mettre brusquement fin à un partenariat stratégique entre les deux pays qui a été décrit dans l’accord-cadre stratégique de 2008, guidant la coopération irako-américaine dans les domaines diplomatique, militaire, sécuritaire et économique. M. Al-Soudani a insisté sur le renforcement et l’équilibre des relations avec des partenaires essentiels, car cela contribuera de manière significative à la lutte contre la corruption, à la diversification de l’économie irakienne dépendante des combustibles fossiles tout en s’attaquant simultanément au taux élevé de pauvreté, au chômage endémique, ainsi qu’à l’aggravation de l’insécurité alimentaire et hydrique.
Les personnes qui s’opposent au Premier ministre, tant en Irak qu’à l’étranger, formulent des attentes irréalistes, oubliant plutôt commodément le fait que «Rome ne s’est pas faite en un jour». Bon nombre des maux dont souffre l’Irak découlent d’une absence de gouvernance pendant vingt ans dans un pays ravagé par des visions et des intérêts concurrents, à la grande frustration d’un public exaspéré. Sans compter Daech, la pandémie, les prix mondiaux instables de l’énergie, les sécheresses induites par le changement climatique, la menace d’un Kurdistan séparatiste et les querelles politiques incessantes, pour n’en citer que quelques-uns.
Le résultat est une poudrière dangereuse qui mettra longtemps à se disperser avant que l’Irak ne se remette sur pied. Le plus important est donc de s'assurer que la bonne personne est au bon endroit, avec le bon ensemble de politiques qui ne tournent pas en dérision les malheurs de l’Irak ni ne les rejettent. Mohammed Chia al-Soudani est bel et bien cette personne.
Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.
Twitter: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com