BEYROUTH: Au milieu des années 1980, étudiant en arts à la Villa Arson, à Nice, Olivier Gredzinski, dit Gred, y rencontre la libanaise Maya Abou Zeid. Les deux artistes se marient et montent ensuite à Paris tenter leur chance, elle dans les arts décoratifs, lui dans les arts plastiques. « L’amour faisant son travail, Alex nait en 1993 » résume Gred. Un voyage au Liban va s'imposer pour présenter l'enfant à ses grands-parents maternels. Ce déplacement, qui succède à un séjour de trois mois en Inde, deux ans plus tôt, représente pour Gred le prolongement d'une quête spirituelle. Le Français qui dit avoir un rapport très fort avec les gens et les étrangers s'intègre naturellement. Lui qui a du pays une idée conçue à travers ses lectures des voyageurs d'Orient, se précipite dès son arrivée vers la réserve des Cèdres, dans les montagnes du nord, pour s'imprégner de l'atmosphère du lieu et faire revivre en lui la légende de Gilgamesh et les descriptions de Lamartine. A son arrivée, la forêt est fermée, mais un gardien lui ouvre la grille et il reste là, ébloui, à l'écoute des grands arbres, habité par leur énergie. «Il y avait là une âme, une « rou7 » comme on dit en arabe », confie Gred.
Lors de son premier séjour libanais, Olivier Gredzinski se concentre sur sa carrière d'artiste et gagne sa vie en enseignant dans plusieurs académies. Il se fait connaitre en exposant ses oeuvres dans des galeries pointues. Une rétrospective intitulée Tourba le classe comme «le peintre de la terre». Ses toiles sont composées de pigments naturels de la terre du Liban et de cire d’abeilles. Le Liban, en ce milieu des années 1990, est un pays en pleine effervescence. A la sortie d'une guerre de quinze ans, la société est assoiffée de culture et d'événements artistiques. Mais cette période foisonnante ne dure pas, et Gred repart pour ne revenir que vingt ans plus tard avec son épouse qui souhaite vivre plus près de ses parents.
Cette fois, l'artiste dont l'enfance s'est passée à jouer dans l'atelier d'ébéniste de son grand-père qui lui a appris les arcanes du métier, décide de s'établir luthier. Il ouvre un petit atelier d'instruments à cordes sur-mesure dans une région industrielle. L'explosion au port de Beyrouth, le 4 aout 2020, le pousse à déménager dans un quartier résidentiel. Il y occupe une échoppe creusée dans l'enceinte d'un vieux collège. La rue est plutôt sombre, le soir, avec les coupures d'électricité endémiques dont souffre le pays en crise. Mais la lumière dorée qui filtre de l'atelier de Gred, l'odeur de bois qui s'en dégage, attirent les passants. Les gens s'arrêtent, entrent, posent des questions. Une communauté de musiciens se forme autour du luthier qui réalise des guitares personnalisées. Les plateaux des guitares électriques sont chinés dans un marché aux puces populaire. Ils sont fait d'anciennes enseignes publicitaires ou peuvent être personnalisés à loisir, selon le voeu du client.
Pour les guitares sèches ou classiques, on entre dans une toute autre forme d'art. Gred explique que les résineux sont les meilleurs bois de résonance, idéaux pour la fabrication des guitares. Il ajoute que plus le bois est vieux et sec plus le son qu'il rend est raffiné. Son amour pour le bois de cèdre n'est pas seulement dû à sa rencontre avec la forêt des cèdres du Liban, dits "Cèdres de Dieu". Dans les jours qui ont suivi l'explosion au port, de nombreux débris de bois ont pris la direction des décharges et des entreprises de triage. Il a eu la chance de récupérer une poutre de cèdre de deux cents ans dans laquelle il a pu tailler quatre guitares. Deux d'entre elles ont été commandées par le musicien Khaled Mouzannar, pour lui-même et pour son ami le chanteur et compositeur Mathieu Chédid, dit "M". C'est ainsi que les deux artistes sont propriétaires de guitares jumelles, issues de la même matrice. Gred vous fait une démonstration: il pince une corde dans le silence religieux de l'atelier. Le son prend à l'âme, résonne longtemps et, sur le point de s'éteindre, se voit rattraper par une nouvelle note, tendre et lancinante, venue de nulle part. "Seul le cèdre centenaire peut produire cette magie" murmure le luthier dont la passion prouve que malgré l'effondrement, la capitale libanaise réserve encore bien de surprises à qui sait les trouver.