Je me souviens très bien de ce jour, il y a vingt ans. Je venais tout juste de commencer ma carrière de journaliste au Liban, auprès de l’ancienne Future Television, alors qu’Al Arabiya était le nouveau venu très attendu parmi les médias.
C'était deux ans après les attentats du 11 septembre et quelques jours seulement avant la guerre des États-Unis en Irak, qui allait occuper l'actualité régionale pendant des années. Cela s’avérait particulièrement vrai avec la mauvaise gestion par la coalition de la situation du «jour après jour», qui a conduit aux horreurs d'Abou Ghraib, à l'intervention de l'Iran et à la montée de Daech – mettant l'Irak dans une situation sans doute bien pire que celle qui prévalait sous la dictature de Saddam Hussein.
Plus important encore, la naissance d'Al Arabiya, soutenue par l'Arabie saoudite, a eu lieu sept ans après le lancement d'Al Jazeera par le Qatar. Comme on le sait bien maintenant, cette dernière est rapidement devenue célèbre en tant que réseau d'information controversé diffusant 24 heures sur 24, faisant l'objet d’engouement, sans aucune chaîne concurrente sérieuse et avec un accès aux immenses ressources financières des dirigeants de Doha.
Tout comme la réaction face à l'essor d'Internet et des réseaux sociaux des années plus tard, Al Jazeera a d'abord été accueillie comme le flambeau de la liberté d'expression et d'un débat sérieux, avant de révéler rapidement son côté obscur. En effet, il n'a pas fallu longtemps pour que la chaîne, longtemps dominée par les sympathisants des Frères musulmans, se fasse connaître comme le porte-parole d'Al-Qaïda et du défunt Oussama ben Laden, auteurs des attentats de septembre 2001.
Décrivant ses liens mystérieux avec le terroriste le plus recherché au monde comme une relation professionnelle et un scoop journalistique, Al Jazeera diffusait, l’un après l’autre, des enregistrements de Ben Laden. Ces émissions ont été diffusées sans aucune contestation, sans censure et en parfaite harmonie avec toute une série de programmes provocateurs à l’égard de l'Occident, des non-Musulmans et de l'Arabie saoudite – que la chaîne présentait comme pas assez religieuses et comme un outil de la politique étrangère américaine.
Des programmes populaires d'Al Jazeera tels que «Shariah and Life» (animé par le défunt prédicateur de la haine Yusuf al-Qaradawi) et «Open Platform», ainsi que des bulletins d'information réguliers diffusés toutes les heures, ont propagé journellement des idées extrémistes à plus de 40 millions de téléspectateurs arabes. Interrogé récemment par un journal koweïtien sur la capacité de Doha à contrôler un tel contenu, l'ancien Premier ministre qatari et ministre des Affaires étrangères, Cheikh Hamad ben Jaber al-Thani, a insisté sur le fait que le Qatar n'avait aucun contrôle sur le réseau et qu'en fait, cela lui avait causé de nombreux maux de tête pendant sa participation au gouvernement. Cette justification aurait pu avoir plus de poids si HBJ n'avait été que le simple élu d'une petite ville de Scandinavie, et non le deuxième homme le plus puissant du Qatar.
Dans ce contexte, l'arrivée d'Al Arabiya, basée à Dubaï, le 3 mars 2003, était plus que bienvenue. Il a fallu quelques mois au départ pour trouver son positionnement correct tel que défini par Cheikh Waleed al-Ibrahim, le propriétaire de MBC, en tant que maison mère et opérateur. L'objectif, comme il l'a dit au New York Times en 2005, était de «positionner Al Arabiya en face d’Al Jazeera comme CNN en face de Fox News, et en tant que média calme, serein et professionnel qui serait connu pour ses reportages objectifs plutôt que pour ses opinions exprimées à grands cris.»
Cela a pris du temps, mais a démarré à plein régime avec la nomination au poste de directeur général d'Abdulrahman al-Rashed, ancien rédacteur en chef d'Asharq Al Awsat, réputé pour ses idées libérales. C'était certainement une bonne nouvelle pour ceux d'entre nous qui avaient soif d'une voix s'opposant à l'exploitation de la religion à des fins politiques, à la propagation de l'extrémisme et à l'insulte à l'intelligence des téléspectateurs arabes.
... diriger une chaîne d'information est similaire au fait d’être au sommet d'un réacteur nucléaire: Vous pouvez l'utiliser à des fins pacifiques et produire de l'énergie, ou vous pouvez le transformer en arme
Abdulrahman Al-Rashed
À titre d’exemple, Al Jazeera a suivi la ligne générale d'Al-Qaïda consistant à «expulser les infidèles de la péninsule arabique» et a soulevé les gens contre l'Arabie saoudite pour avoir accueilli les héros américains qui ont aidé à libérer le Koweït, mais n'a pas critiqué son propre gouvernement — pour les mêmes motifs ridicules — pour avoir accueilli la plus grande base militaire américaine au Moyen-Orient à Al-Udeid. (Au fait, cette même base a ensuite été utilisée pour bombarder l'Irak, et devinez quoi — les téléspectateurs d'Al Jazeera ont été invités à se focaliser sur «l'occupation» américaine.)
Al Arabiya n'a ménagé aucun effort et n'a pas perdu de temps. Les historiens des médias créditeront la chaîne pour sa célèbre campagne «Le terrorisme n'a pas de religion» et ses programmes courageux et révélateurs tels que «Death Making», qui ont fait une enquête approfondie sur l'idéologie perverse derrière les groupes terroristes. La chaîne a également aboli – au risque de critiques sévères – la pratique consistant à qualifier les kamikazes de «martyrs».
Al-Rashed a décrit le travail de direction d’une chaîne d'information comme similaire au fait d’être au sommet d'un réacteur nucléaire: Vous pouvez l'utiliser à des fins pacifiques et produire de l'énergie, ou vous pouvez le transformer en arme.
«Les gens deviennent radicaux parce que l'extrémisme est célébré à la télévision», a-t-il déclaré au New York Times en 2005. «Si vous diffusez un message extrémiste dans une mosquée, il atteint 50 personnes. Mais savez-vous combien de personnes peuvent être touchées par un message à la télévision?»
À l'instar de l'allégorie de la caverne de Platon, de nombreux téléspectateurs étaient simplement enchaînés à l'ignorance et refusaient «d'en savoir plus»
Faisal J. Abbas
Bien que les efforts d'Al Arabiya soient allés de pair avec les opérations sécuritaires du gouvernement saoudien pour vaincre militairement Al-Qaïda, on peut affirmer que la guerre idéologique n'a vraiment pris fin que plus d'une décennie plus tard avec l'arrivée du prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane. Dans le cadre de la Vision 2030, MBS a lancé des réformes audacieuses et des mesures décisives contre les prêcheurs de haine et a clairement indiqué en 2017 que le Royaume «n’allait pas perdre trente ans de plus à faire face à des idées extrémistes».
L'écart entre les batailles physiques et idéologiques signifiait qu'en dépit de la bénédiction et de la protection de Riyad, la position courageuse d'Al Arabiya contre l'extrémisme et le respect des normes journalistiques professionnelles avait un prix élevé. Malheureusement, de nombreux journalistes – dont la jeune correspondante irakienne Atwar Bahjat et ses collègues Adnan al-Dulaimi et Khalid al-Fellahi – ont perdu la vie en couvrant la guerre en Irak. Tout comme Frank Gardner de la BBC, Jawad Kazem, un autre correspondant, est resté paralysé après avoir été touché par des tirs de militants à Bagdad. L'ancien correspondant d'Al Arabiya en Asie du Sud-Est (aujourd'hui chef du bureau d'Arab News au Pakistan) Baker Atyani, a été kidnappé par le terroriste philippin Abu Sayyaf pendant 18 mois entre 2012 et 2013.
Alors que tous ces incidents étaient provoqués par des facteurs externes, ce qui était vraiment douloureux, était le «tir ami» venant de l'intérieur. Au cours des deux dernières décennies, Al Arabiya a fait face à des menaces et à des diffamations constantes de la part de radicaux, dont un grand nombre en Arabie saoudite même, la qualifiant de termes tels que «Al Ebriyah» – l'hébraïque, pour sous-entendre qu'elle servait un programme israélien.
J'étais fier d'être rédacteur en chef du site d'information en anglais d'Al Arabiya de 2012 à 2016, lorsque j'ai été témoin des conséquences du fait d'agir de manière professionnelle. Il y a eu des menaces à la bombe contre notre siège social, des poursuites devant les tribunaux britanniques par des avocats basés au Royaume-Uni, payés pour représenter des religieux radicaux pervers et les présenter comme des combattants de la liberté, ainsi que des harcèlements personnels sur internet à l’encontre de mes collègues et de notre direction qui, au fil des ans, ont inclus l’ancien ministre saoudien des Médias, Adel al-Toraifi, le diplomate Turki Aldakhil, l'actuel directeur général d'Asharq News, Nabeel al-Khatib et l'actuel directeur général d'Al Arabiya, Mamdouh al-Muhaini.
Lorsque les trolls n'ont pas pu trouver un angle d’attaque sur le plan professionnel, ils l’ont fait sur le plan personnel contre les présentateurs de l'info, les producteurs et les journalistes. Les attaques comprenaient des insultes relatives à leur sexe, leurs croyances religieuses et leurs nationalités (bien qu'appartenant à l'Arabie saoudite, Al Arabiya était fière de la diversité internationale et du professionnalisme de ses équipes). Ces attaques personnelles étaient particulièrement honteuses car elles provenaient de membres de notre société aveuglés par des idéologies extrémistes et visaient des collègues qui, comme indiqué ci-dessus, risquaient leur vie pour la cause d'un monde arabe plus éclairé et moins violent.
C'est pour son dévouement à cette cause que nous – en tant que Saoudiens, Arabes et Musulmans – devons à Al Arabiya non seulement de la reconnaissance, mais également des excuses. À l'instar de l'allégorie de la caverne de Platon, de nombreux téléspectateurs étaient simplement enchaînés à l'ignorance et refusaient «d'en savoir plus» (ce qui est le slogan de la chaîne). Maintenant que nous, en tant que société – grâce à nos dirigeants éclairés, dynamiques et déterminés – avons enfin enterré notre tolérance à l'égard de l'intolérance, nous devons tous nous unir derrière des projets comme Al Arabiya et nous rappeler que ce n'est que par la connaissance que nous pouvons progresser en tant que société. Pour ne plus jamais blâmer celui qui transmet le message !
Faisal J. Abbas est le rédacteur en chef d'Arab News. Twitter: @FaisalJAbbas
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com