Récemment, à Rabat, j'ai tenu une conférence devant les étudiants de l'université Mohammed-V sur le thème suivant: «À quoi sert la philosophie?»
Cette problématique récurrente dans la tradition philosophique et consubstantielle à la pratique philosophique se traduit de nos jours par la régression notoire du rôle des élites intellectuelles dans le débat public et dans la dynamique événementielle.
Certes, elle n'est pas nouvelle. Déjà, à l'époque de Socrate, on se demandait quel était l'intérêt de cette pratique subversive, abstraite, et qui ne débouche sur aucune démarche efficiente ou rentable.
Dans le Théétète, Platon relate les propos de son maître Socrate sur la servante du philosophe de Thalès, qui se moquait de lui en disant qu’il «s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds».
Socrate note que «la même plaisanterie s’applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher».
Le XVIIIe siècle a vu naître un type particulier de philosophe, l'intellectuel engagé ou «organique» qui ne se contente pas d'aborder les questions métaphysiques ou éthiques abstraites, mais inscrit sa démarche théorique dans les enjeux sociaux et politiques immédiats. Cette orientation de la pensée a été perçue par Michel Foucault comme une «ontologie du présent» ou même comme une abdication de la philosophie au profit de l'histoire ou de l'idéologie.
L'euphorie des «printemps arabes» a donné une fausse impression de regain du rôle des élites intellectuelles dans la dynamique du changement historique.
Les grands systèmes de pensée du XIXe et du début du XXe siècle étaient globalement des manifestes pratiques d'action engagée. On se réfère explicitement aux célèbres propos de Marx dans la onzième de ses Thèses sur Feuerbach: «Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde; ce qui importe, c’est de le transformer.»
Dans le monde arabe de la deuxième moitié du XXe siècle, l'intellectuel engagé est sur le devant de la scène. C’est la période des grandes idéologies révolutionnaires qui se sont partagées le champ politique et ont même accédé au pouvoir dans plusieurs pays centraux de la région.
L'euphorie des «printemps arabes» a donné une fausse impression de regain du rôle des élites intellectuelles dans la dynamique du changement historique. Force est de constater aujourd'hui que ces événements cruciaux n’ont pas marqué l'irruption d’intellectuels organiques porteurs de la demande démocratique, mais qu’ils reflétaient plutôt les crises structurelles du modèle d'État national arabe moderne.
Dans les pays arabes concernés, le processus de transition politique a sévèrement souffert de l'inadéquation entre les enjeux sociopolitiques objectifs et les opportunités électorales qui étaient en faveur des forces radicales, non libérales.
Les élites bureaucratiques qui avaient la charge de la gouvernance publique avant les révoltes ont été écartées par la suite des hautes sphères du pouvoir. La logique de l'allégeance «militantiste» a en effet prévalu au sein de ces régimes postrévolutionnaires.
La dernière décennie arabe, ensanglantée et mouvementée, a démonté de façon limpide la nécessité d'instaurer les bases institutionnelles de la gouvernance politique avant de procéder à la libéralisation démocratique.
Abdallah Laroui se demandait dans les années 1960 si «le clerc réformiste» et «le technophile progressiste» pourraient jouer le rôle de l'intellectuel des Lumières européennes dans le monde arabe.
Il s'agissait à l'époque des modèles incarnés par Allal el-Fasi, Tahar ben Achour, ou par Salama Moussa, Chibli Chumayyel. Les deux modèles étaient imprégnés des idées du modernisme et de l’humanisme libéral, malgré leurs divergences à propos de la tradition religieuse et culturelle.
L'intellectuel idéologique qui s'est érigé en «maître de conscience» avait un rapport conflictuel avec la société. Il prônait un «modernisme de haut» qui est antinomique avec l'idée démocratique, mais il avait le privilège d'être enraciné dans la pensée libérale comme vision du monde et comme identité citoyenne.
D’éminentes figures intellectuelles arabes défendaient l'option d'une alliance solide entre les leaders politiques au pouvoir et les élites «éclairées» comme solution transitoire pour le monde arabe.
L'idée de «decent society» («société décente») élaborée par le philosophe américain John Rawls paraît ici pertinente. Il s'agit d'une société bien ordonnée, tolérante, quoique non libérale, basée sur un socle institutionnel juste et solide.
La dernière décennie arabe, ensanglantée et mouvementée, a démonté de façon limpide la nécessité d'instaurer les bases institutionnelles de la gouvernance politique avant de procéder à la libéralisation démocratique. Sans cette phase préliminaire, l'ouverture pluraliste pourrait déboucher sur l'anarchie et l'érosion de l'État sans aboutir à un modèle de démocratie apaisée et stable.
Seyid ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.