PARIS: "Je vous supplie de faire justice". Au procès en appel du Mediator, la pneumologue Irène Frachon a appelé mardi la cour d'appel de Paris à "poser les bornes" face au "cynisme" des laboratoires Servier, "au nom des victimes du monde entier".
Campée à la barre, la médecin du CHU de Brest qui a révélé l'ampleur du scandale sanitaire du Mediator a retracé "probablement pour la dernière fois devant une juridiction pénale" son combat pour faire interdire ce médicament puis pour aider les victimes à obtenir réparation.
Commercialisé comme antidiabétique en 1976 mais indûment prescrit comme coupe-faim jusqu'à son interdiction en 2009, le Mediator a entraîné de graves effets cardiovasculaires sur des milliers de patients, entraînant parfois leur mort.
Depuis le 9 janvier, la cour d'appel de Paris rejuge Servier et son ex-directeur général, deux ans après la condamnation du laboratoire à 2,7 millions d'euros d'amende pour "tromperie aggravée" et "homicides et blessures involontaires".
Dans la salle d'audience spéciale "grands procès" du palais de justice de Paris, les bancs du public et des parties civiles, ordinairement clairsemés, sont remplis pour venir écouter la "fille de Brest".
Le Mediator et les autres médicaments de la même famille, c'est le "plus grand scandale de l’industrie pharmaceutique française" et "c'est 33 ans de ma vie professionnelle", résume la pneumologue de 59 ans.
Elle jalonne son exposé des cas de patients rencontrés: Henriette, Simone, Chantal ou Michel, décédés ou lourdement handicapés après avoir pris du Mediator.
"Je n’ai pas fait ce métier pour me retrouver dans cette salle avec derrière moi, probablement, un cortège de milliers de victimes et de morts", lance-t-elle.
«Vindicte procédurière»
La pneumologue retrace ses interrogations scientifiques, depuis son arrivée comme "jeune interne" à l'hôpital Béclère à Clamart, près de Paris, en 1990, dans un service spécialisé dans une maladie "très rare et gravissime", l'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP).
"Mon chef me dit: +nous sommes extrêmement inquiets: depuis trois ans on voit arriver beaucoup de jeunes femmes qui meurent très vite. Nous pensons que c’est lié à l'exposition à un coupe-faim", l'Isoméride, commercialisé en France par Servier depuis 1985 et qui sera finalement retiré du marché en 1997.
Elle enchaîne avec ses premiers doutes en 2007, face à Joëlle, patiente atteinte d'"HTAP sévère" non expliquée, "sous Mediator pour un diabète". Puis sa découverte que ce médicament se transforme dans l'organisme en norfenfluramine, une substance de la famille des amphétamines aux propriétés coupe-faim, comme l'Isoméride.
Vient ensuite "le siège de l'agence" du médicament pour "obtenir une décision de suspension", qui arrive fin 2009 mais n'est suivie d'aucune communication vis-à-vis des patients et des médecins.
"Il y a une dangerosité telle de ce laboratoire qu’on ne peut pas en rester là, quel va être le quatrième, cinquième, sixième Isoméride ou Mediator ?", s'interroge alors la pneumologue, qui publie l'année suivante "Médiator 150 mg: Combien de morts ?"
En face, elle décrit des décennies de "négation forcenée de la dangerosité d’un produit" de la part de Servier. Elle n'a pas de mots assez durs pour le laboratoire: une "firme extraordinairement violente et délinquante", qui utilise une "vindicte procédurière pour museler la parole".
"Autre exemple de ce cynisme", selon elle, le fait que Servier reconnaisse désormais les effets secondaires du Mediator mais "conteste pied à pied" les demandes des victimes devant le fonds d'indemnisation à l'amiable.
Suzanne, une patiente lyonnaise, a ainsi dû multiplier pendant des années examens et contre-expertises. "L'offre (d'indemnisation) de Servier est arrivée 48h avant le décès de Suzanne, le 25 décembre dernier".
Irène Frachon cite le slogan d'une campagne mondiale de sensibilisation sur les maladies cardiovasculaires, lancée par Servier en septembre 2021: "'Every Beat Matters'. Chaque battement cardiaque compte. Est-ce qu’il s’agit de santé publique, ou d’attendre que ces battements s’arrêtent... pour ne pas payer".
"Les enseignements tirés sont quasi nuls sur le plan du fonctionnement des institutions, du laboratoire Servier, de la question des conflits d’intérêts", estime-t-elle, déplorant que cette situation alimente "la défiance et le complotisme de nos concitoyens".
Côté défense, "j'expliquerai (lors des plaidoiries) pourquoi je n'ai aucune question à poser à Mme Frachon", lance, lapidaire, Me Hervé Temime, concluant ces 5h30 de témoignage.