Le juge Bitar a raison de considérer l'ensemble des dirigeants libanais comme coupables

Les conséquences de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 (Photo, AFP).
Les conséquences de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 (Photo, AFP).
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Publié le Samedi 04 février 2023

Le juge Bitar a raison de considérer l'ensemble des dirigeants libanais comme coupables

Le juge Bitar a raison de considérer l'ensemble des dirigeants libanais comme coupables
  • Des preuves irréfutables indiquent que la cargaison de produits chimiques a été délibérément détournée vers le Liban et stockée sous le contrôle du Hezbollah
  • L’explosion symbolise tout ce qui ne va pas au Liban: la corruption, la mauvaise gouvernance, l’impunité et la prééminence des groupes terroristes

Le plus choquant dans les dernières manœuvres juridiques au Liban, c’est leur illégalité et leur partialité flagrantes. Plus personne ne fait mystère de ses tentatives pour renverser l’État de droit.
À la suite de l’effondrement des institutions politiques et financières après 2019, le système judiciaire libanais restait un pilier qui semblait être une lueur d’espoir. Il avait déjà subi un coup fatal avec le Tribunal spécial pour le Liban, lorsqu’on a clairement observé qu’un groupe particulier de personnes considérait qu’il pouvait jouir d’une immunité juridique totale. Le Hezbollah a démontré qu’il était prêt à détruire le Liban si jamais on menaçait d’arrêter l’un de ses responsables, même le plus modeste.
Ces derniers jours, le système judiciaire libanais fait l’objet de railleries, alors que les juges se lancent des accusations et ordonnent de manière arbitraire la libération des détenus. Les balbutiements de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth, en 2020, avaient déjà démontré que le pouvoir judiciaire était un jouet placé entre les mains de personnalités puissantes capables de mettre des bâtons dans les roues à quiconque à leur guise afin de paralyser indéfiniment les procédures.
De nombreux citoyens perçoivent comme héroïques les actions du juge d’instruction Tarek Bitar contre de puissants responsables. Une veuve qui a perdu son mari dans l’explosion déclare: «Il fait véritablement preuve d’audace et de courage. On a l’impression qu’il mène la bataille à lui seul.»
Le juge Bitar est déconcertant pour les classes dirigeantes corrompues, puisqu’il ne se plie pas à leurs règles. Il refuse les invitations aux événements sociaux pour éviter le trafic d’influence et rejette les appels de ceux qui recherchent des faveurs. Il vit désormais sous garde armée. Les gens spéculent sur le moment où il sera assassiné.
L’explosion apocalyptique du port de Beyrouth, le 4 août 2020, a tué au moins deux cent dix-huit personnes et blessé quelque sept mille autres. Elle a détruit soixante-dix-sept mille maisons, engendré des dégâts à hauteur de 15 milliards de dollars (1 dollar = 0,92 euro), déplacé plus de trois cent mille personnes et laissé au moins quatre-vingt mille enfants sans abris. Les faits connus mettent en lumière des défaillances criminelles à travers l’ensemble d’un système délétère, jusqu’au président et au bureau du Premier ministre. Des preuves montrent que le président Michel Aoun était au courant du fait qu’une quantité de nitrate d’ammonium volatil suffisante pour détruire la moitié de la capitale se décomposait dans un entrepôt, mais qu’il n’a pas levé le petit doigt pour s’assurer qu’on prenne des mesures afin de surveiller cette substance et la garder en sécurité.
Michel Aoun et les classes politiques ont manifesté peu de sympathie pour les victimes de l’explosion, qui ont été livrées à elles-mêmes. Cependant, ces politiciens ont fait d’immenses efforts pour se protéger eux-mêmes, se chamaillant de manière éhontée les uns avec les autres pendant que leur pays brûlait. Leur obstructionnisme comprend le dépôt de plus de vingt-cinq demandes de révocation des juges qui menaient l’enquête et le blocage par le Hezbollah des sessions du gouvernement pendant des mois dans le but d’annuler l’enquête. Le ministère de l’Intérieur n’a pas exécuté les mandats d’arrêt du juge Bitar. Lorsque le procureur Ghassan Oueidate s’est retrouvé sur la feuille de convocation de Tarek Bitar, il a réagi en déposant des accusations contre lui. D’importantes manifestations ont appelé à sa démission.
Des députés réformistes se sont rendus au bureau du ministre de la Justice par intérim, Henri Khoury, pour discuter de l’enquête portuaire, mais ces représentants publics ont été battus par des voyous non identifiés en présence du ministre. Un député déclare: «Ce ne sont pas des gardes, ce sont les chiens du ministre de la Justice. Nous parlions de la loi de manière civilisée.»

Des preuves montrent que le président Michel Aoun était au courant du fait qu’une quantité de nitrate d’ammonium volatil suffisante pour détruire la moitié de la capitale se décomposait dans un entrepôt, mais qu’il n’a pas levé le petit doigt pour s’assurer qu’on prenne des mesures afin de surveiller cette substance et la garder en sécurité.
Baria Alamuddin

À la lumière de ces tensions exacerbées, les soldats et les chars rassemblés autour des quartiers beyrouthins d’Ain el-Remmaneh et de Chiyah rappellent l’horrible déclenchement de la guerre civile de 1975.
Des preuves irréfutables indiquent que la cargaison de produits chimiques a été délibérément détournée vers le Liban et qu’une certaine influence a été exercée pour la stocker dans des installations portuaires sous le contrôle du Hezbollah. L’explosion aurait pu être bien pire, puisqu’environ 80% des 2 754 tonnes de nitrate d’ammonium avaient déjà été volés au moment de l’explosion.
Il n’y a guère de doute sur l’entité libanaise qui voudrait contrôler et utiliser d’aussi grandes quantités de produits chimiques explosifs. On pense que des quantités importantes ont été détournées vers la Syrie pour être utilisées dans des explosifs destinés à tuer et à mutiler des civils sans discernement. Cette enquête n’a jamais été qu’une simple question de négligence, mais de meurtre de masse. Il n’est pas étonnant que tous les hauts responsables du Liban s’y opposent.
Les tensions s’intensifient alors que les théories du complot prolifèrent dans les médias de tous bords. «Tarek Bitar est devenu fou», titrait le journal pro-Hezbollah Al-Akhbar, qui l’accusait d’agir «sur ordre américain, avec le soutien judiciaire européen». Après avoir été convoqué pour un interrogatoire, le député Ghazi Zeaïter a qualifié le juge Bitar de «malade mental».
De nombreux commentateurs sont certains que l’explosion est une frappe israélienne délibérée contre les actifs du Hezbollah et concluent ainsi qu’Israël et les Américains sont d’accord avec le Hezbollah pour tenter de tuer l’enquête. Il y a de très grandes spéculations dans les médias sur l’échec des États occidentaux à fournir des images satellite qui montrent le moment de l’explosion.
J’ai toujours été extrêmement fière de faire partie des exemples de réussite libanaise dans le monde entier. Partout où j'allais, les gens racontaient avec beaucoup d’enthousiasme leurs expériences au Liban et expliquaient à quel point ce pays était magnifique et dynamique. Ces dernières années, ma réaction s’est transformée en souffrance quand j’ai vu les gens présenter leurs condoléances face à la «mort tragique» du pays. Ma réponse a toujours été de mettre cela de côté et d’exprimer mon espoir que le Liban pourrait bientôt rebondir. Pourtant, il est presque impossible de tenir bon face à une telle situation. L’effondrement du secteur de l’éducation aura des conséquences à long terme pour restaurer la réputation du Liban en tant que centre d’entrepreneuriat, de talent et d’innovation.
Il y a le Liban d’avant et le Liban, considérablement affaibli, d’après l’explosion de 2020. L’un des plus beaux quartiers touristiques et commerçants de Beyrouth est désormais un champ de ruines. L’explosion symbolise tout ce qui ne va pas au Liban: la corruption, la mauvaise gouvernance, l’impunité et la prééminence des groupes terroristes.
Elle devrait donc être aussi le symbole de notre révolution inachevée contre ces maux. En portant plainte contre de hauts fonctionnaires, Tarek Bitar ne joue pas le rôle du juge incontrôlable. Il signale plutôt que l’ensemble de la direction complice et corrompue devrait rendre des comptes. Au lieu d’attendre cyniquement son échec, les citoyens libanais devraient manifester dans les rues et exiger que cette révolution puisse être menée à bien.


Baria Alamuddin est une journaliste plusieurs fois récompensée et une présentatrice qui travaille au Moyen-Orient et au Royaume-Uni. C’est la rédactrice en chef du Syndicat des services de médias. Elle a déjà interviewé un grand nombre de chefs d’État.

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com