On attribue au grand réformateur égyptien l’imam Mohammed Abduh lors de son exil en France à la fin du xixe siècle cette formule célèbre : «J’ai trouvé en Occident un islam sans musulmans, et en Orient des musulmans sans islam.»
Cette formule traduit la place de l’Europe moderne dans l’imaginaire des élites modernistes arabes qui concevaient les idéaux des Lumières et du modernisme comme modèles à suivre pour le monde arabe. Le facteur religieux ne fut jamais une pomme de discorde aux yeux des réformateurs arabes issus de religions diverses, dans leurs relations avec l’Occident à la fois pouvoir de domination à combattre et source d’inspiration pour la renaissance souhaitée.
Pour ces élites arabes, la conscience était claire du caractère universaliste et humaniste de la modernité, au-delà du contexte colonial perçu comme perversion de ces idéaux émancipateurs.
La France a eu, dans ce cadre global, sa spécificité propre due à deux facteurs principaux : le legs de la Révolution et la politique arabe instituée par le gaullisme.
La révolution française a eu, dans l’imaginaire arabe, une place de choix. Elle fut liée à la renaissance arabe dont la dynamique a été lancée par l’expédition menée par le général Bonaparte en Égypte en 1798. Cet événement fondateur est resté primordial dans la genèse et le développement de la conscience moderniste arabe.
La politique arabe du général de Gaulle, suivie globalement par ses successeurs, a toujours été considérée comme une marque distinctive dans le contexte occidental, et une opportunité d’appui pour la diplomatie arabe dans les enjeux internationaux.
La France est, de ce fait, le pays européen le plus proche du monde arabe, et le foyer d’accueil principal des vagues successives de migrations arabo-africaines depuis la fin du cycle de la décolonisation.
Bien que la guerre d’Algérie ait laissé une plaie toujours vive, le processus d’intégration des premières générations de citoyens arabes et musulmans français a été aisé et fluide.
Les libertés de culte et les droits de pratique religieuse pour les musulmans ont été préservés sans contrainte dans le cadre du régime de la laïcité qui instaure une stricte neutralité de l’État vis-à-vis des confessions religieuses et une parfaite égalité de traitement entre les différentes communautés de foi.
Ce modèle d’intégration se distinguait par sa neutralité culturelle et normative, en contraste avec d’autres expériences européennes qui se réfèrent expressément aux valeurs et normes des traditions religieuses locales, comme composantes de la légitimité constitutionnelle ou comme expression de la dynamique de la société civile.
Cependant, deux phénomènes récents ont altéré ce schéma d’intégration réussie: une tendance croissante au repli identitaire dans les milieux issus des dernières vagues d’immigration, et le radicalisme violent lié aux engagements idéologiques des mouvements intégristes.
Le premier phénomène reflète les difficultés et défis engendrés par la conjonction des mouvements de migration non régulés et les politiques d’intégration non appropriées. C’est ainsi que des banlieues entières sont devenues au fil du temps des zones de non-droit séparées de la République, manquant des services sociaux et administratifs élémentaires, abandonnées aux groupes réfractaires aux lois centrales et aux mouvements radicaux et intégristes.
Le deuxième phénomène commence à prendre de l’ampleur avec l’accroissement de la violence dite «djihadiste» dans le monde musulman avant que ce fléau funeste ne frappe fort les grandes métropoles occidentales, dont Paris et d’autres villes françaises.
Le faux débat sur l’intégration-assimilation qui a défrayé la chronique en France ces dernières années a occulté les vrais défis liés aux effets multiculturels de la présence arabo-musulmane. S’il s’avère indéniable que la majorité absolue des arabes et musulmans de France sont bien intégrés dans le tissu social français, la visibilité des citoyens issus des dernières vagues de migrations a engendré de nouvelles problématiques pour le modèle républicain laïc qui ont été instrumentalisées dans des sens antinomiques par l’extrême droite xénophobe et raciste et les mouvements d’islam politique qui prônent le séparatisme au nom de la spécificité religieuse ou culturelle.
Le terrorisme meurtrier et le radicalisme idéologique ont fait le lit du phénomène de rejet de l’islam comme religion et communauté de foi, bien que l’islam soit devenu une religion française bien implantée. Il y a lieu de préciser ici que l’islam est une spiritualité, une pratique religieuse, un code éthique, et non une culture au sens anthropo-historique. Les musulmans de France sont dans l’obligation d’ajuster leur identité confessionnelle aux paramètres de la culture française, l’ancrage culturel des modes de religiosité n’est nullement une composante structurelle de la religion en soi.
Les grands érudits de l’islam ont de tout temps mis en évidence l’impact des traditions et contextes dans la pratique religieuse, le temps selon une parole prophétique authentique est l’expression de la divinité même.
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.