BEYROUTH: La nature a horreur du vide. Sauf au Liban, où le vide constitutionnel semble former une sorte de business as usual pour une population complètement désabusée par un climat politique délétère combiné à une crise économique et financière accablante.
En quittant le palais de Baabda, le 30 octobre dernier, l’ancien président libanais Michel Aoun laisse derrière lui un édifice vide, le Parlement n’ayant pas pu se mettre d’accord sur le nom d’un successeur, faisant ainsi miroiter une période de chaos et d’instabilité politique. Ce même Michel Aoun avait accédé à la magistrature suprême le 31 octobre 2016 après une vacance de vingt-neuf mois au sommet de l’État. Son «sexennat» a été caractérisé par un vide gouvernemental de l’ordre de 44%, où la désignation d’un Premier ministre puis la formation d’un cabinet et son entrée en fonction officielle prenaient en moyenne plus de cent jours par an.
Le vide de l’exécutif se divise non seulement au niveau du président de la république (plus de mille cent jours) mais aussi à celui du Cabinet (plus de mille sept cents jours).
Depuis le retrait de l’armée syrienne du Liban, le 26 avril 2005, le pays du Cèdre a vécu plus de deux mille huit cents jours de vacance institutionnelle. Et le compte se poursuit désormais après le départ de M. Aoun. Le pays est dirigé actuellement par le gouvernement démissionnaire de Najib Mikati, qui expédie les affaires courantes. Ainsi ce vide de l’exécutif se divise non seulement au niveau du président de la république (plus de mille cent jours) mais aussi à celui du Cabinet (plus de mille sept cents jours).
Ce qui se passe au niveau des institutions ne constitue pas la seule anomalie au Liban. La grande question qui se pose est la suivante: pourquoi le peuple est-il devenu tellement apathique face à une situation tellement ubuesque?
«Il y a d’abord le poids de la crise économique, qui a entraîné une paupérisation de la population. La première préoccupation des gens, aujourd’hui, est de joindre les deux bouts. Ils sont épuisés», explique pour commencer Sami Nader, politologue et directeur de l’institut de science politique à l’université Saint-Joseph (USJ) de Beyrouth.
Outre les conséquences fatales de la crise financière et économique sur une population exsangue, «il y a aussi un phénomène d’usure qui a frappé de plein fouet le mouvement contestataire au Liban. Les Libanais ont été dépossédés de leurs biens, de leur argent, de leurs épargnes et ils n’ont pas protesté massivement dans la rue. Comment veut-on qu’ils manifestent aujourd’hui parce qu’une échéance constitutionnelle n’est pas respectée?», fait remarquer M. Nader.
Le politologue explique par ailleurs l’absence de mobilisation populaire par les effets «des forces de la contre-révolution qui ont réussi à diviser et à terroriser les manifestants». Ces derniers ont été la cible de violences parfois meurtrières, les forces de l’ordre ayant utilisé des armes à feu pour leur tirer dessus. «L’une des principales revendications politiques des contestataires était d’appeler à des élections et au respect des échéances constitutionnelles», rappelle-t-il.
La première préoccupation des gens, aujourd’hui, est de joindre les deux bouts. Ils sont épuisés. - Sami Nader
Vide politique vs «plein politique»
Outre les questions économiques et sécuritaires, il y a un problème institutionnel et politique qui décourage les Libanais de s’impliquer dans la chose publique.
Selon le politologue Hazem Saghiyeh, éditorialiste au journal Asharq al-Awsat, «la population ne voit pas une vraie différence entre le vide politique et le “plein politique”, si l’on peut le désigner comme ainsi. La frontière entre la mise en œuvre normale de la Constitution et le vide constitutionnel est devenue tellement fine que les gens ne s’inquiètent plus outre mesure, puisque les conséquences sur leur vie quotidienne et pratique semblent être inchangées». Et il ajoute: «Cette alternance régulière entre le plein et le vide constitutionnel a ôté le caractère anormal de ce dernier.»
Le Liban est régi depuis la fin de la guerre par une nouvelle Constitution issue de l’accord de Taëf, conclu en 1989. Jusqu’en 2005, ce sont les Syriens qui imposaient d’une manière ou d’une autre les différents présidents et gouvernements. Avec la disparition de la tutelle syrienne sur le Liban, les Libanais ont malheureusement prouvé qu’ils sont incapables de se gouverner.
Selon M. Saghiyeh, «le vide institutionnel actuel n’est que l’illustration pratique de l’incapacité des Libanais à se gouverner et à bâtir un pays. L’État est devenu une structure en carton vide, inutile, sur lequel le peuple ne peut plus s’appuyer. L’édifice étatique est aujourd’hui tellement fragile que tout peut le déstabiliser: une communauté qui se fâche, une intervention étrangère…»
M. Saghiyeh estime toutefois qu’on ne peut accuser seulement l’État et les dirigeants de tous les malheurs. «La société libanaise est devenue tellement polarisée qu’elle est ingouvernable: il n’y a presque plus aucun consensus sur aucun sujet entre les Libanais eux-mêmes. Le vide institutionnel n’est que le couronnement d’une série de problèmes que tout le monde au Liban connaît et est en train de vivre.»
Avec la disparition de la tutelle syrienne sur le Liban, les Libanais ont malheureusement prouvé qu’ils sont incapables de se gouverner.
Divisions communautaires
Par ailleurs, les divisions sectaires et confessionnelles jouent un rôle dans ce manque de mobilisation. «Pour créer un mouvement de masse, il faut défendre des intérêts communs transcommunautaires, comme les droits économiques et sociaux. Or au Liban, les divisions politiques existent même au sein d’un même groupe confessionnel», explique de son côté Sami Nader.»
«Aujourd’hui, chaque communauté a ses propres notions politiques, sa propre culture, sa propre politique étrangère. Le Hezbollah a sa propre armée… Les dirigeants ne sont d’accord sur rien. Il leur faut des mois pour former un gouvernement; s’ils veulent élire un président, il leur faut des années; pour entreprendre une réforme, il leur faut une éternité», renchérit pour sa part M. Saghiyeh.
Concrètement, les communautés, en devenant plus puissantes, imposent leur dictat à un État qui a presque disparu.
Le système confessionnel a toujours existé au Liban dès sa création. Mais, parallèlement aux communautés, il y avait un État suffisamment solide pour englober et arbitrer entre elles. «Cet État a joué avec succès son rôle de management, alors que les communautés étaient effritées. Aujourd’hui, elles sont plus soudées et sont donc devenues plus puissantes que l’État», précise-t-il. Le pays est devenu une juxtaposition de communautés contrôlées d’une manière quasi autoritaire par un ou deux partis. Concrètement, les communautés, en devenant plus puissantes, imposent leur dictat à un État qui a presque disparu.
Toutefois, M. Saghiyeh estime que les responsabilités qui ont entraîné cette situation anormale sont disparates. «En premier lieu revient celle du Hezbollah. Ce dernier a introduit deux critères important au sein du jeu politique libanais: les armes, d’abord, mais aussi, ce qui est plus dangereux encore, l’importation d’une culture, de valeurs et de rituels qui creusent encore plus le fossé entre les différentes composantes libanaises.»
Et le repli identitaire actuel des communautés envenime la situation, créant davantage de frustration et d’illusions. «À part le fait de donner un peu de moral à leurs partisans, que peuvent faire le Hezbollah ou Amal [les deux partis chiites] alors que le pays va totalement se désagréger? On a vu dernièrement à la MTV [chaîne de télévision libanaise, NDLR] où peut mener la frustration des partisans d’Aoun, avec des violences qui ont dégénéré sur le plateau télévisé. Cette colère peut se manifester par un comportement milicien qui s’apparente à un exutoire face à l’échec des rhétoriques aounistes et aux théories complotistes véhiculées par le CPL [Courant patriotique libre, fondé par Michel Aoun]», explique Hazem Saghiyeh.
Selon ce dernier, «le problème actuel est qu’aucun acteur ne veut se rétracter malgré le fait que les dirigeants ont conscience de la grave crise que traverse le pays. Il y a une fuite en avant de plus en plus dangereuse».