PARIS: Ce funeste 4 août 2020, Fadia Ahmad aurait dû être à Beyrouth, peut-être même dans sa maison du quartier Sursock, avec sa famille. Mais un sentiment d’anxiété l’avait poussée à écourter son séjour dans la capitale libanaise pour retourner dès le 1er août avec ses enfants à Alicante, où elle a vu le jour en 1975.
Ainsi, ce jour-là, la photographe libanaise faisait son jogging le long de la mer dans la ville espagnole quand, de l’autre côté de la Méditerranée, une double explosion dans le port de Beyrouth ravageait la ville, faisant plus de deux cents morts, six mille cinq cents blessés et laissant trois cent cinquante personnes sans abri.
«C’est comme si une partie de mon âme était partie», se rappelle la photographe qui partage son temps entre Beyrouth, Paris et Alicante. Fadia Ahmad décide alors de se rendre dans le pays pour documenter la catastrophe, caméra à la main. Elle filme la ville au plus près, recueille les témoignages des victimes afin de les conserver pour l’histoire dans ce pays où le passé ne passe pas. «J'ai senti que c'était une mission et un devoir que je me devais d’accomplir pour mon pays», explique-t-elle. Son documentaire, Beirut, the Aftermath («Beyrouth, le contrecoup», NDLR), voyage depuis dans le monde entier, de festival en festival, avec pour objectif de «garder une trace de cette tragédie».
Du jardin arboré de sa maison beyrouthine, par un bel après-midi d’automne, Fadia Ahmad a répondu aux questions d’Arab News en français.
Le film commence avec un parallèle: on vous voit en train de courir le long de la mer à Alicante, et les pompiers de Beyrouth se préparent à se rendre sur le lieu de l’incendie dans le port. Pourquoi avoir commencé votre documentaire par cette reconstitution?
Parce que c'était le point de départ. Parce que, au moment même où j'étais à Alicante en train de faire mon jogging, les pompiers, dans leur caserne, se préparaient à éteindre un incendie qu’ils pensaient anodin dans le port de Beyrouth. À partir de ce moment, ça a été l’apocalypse. À partir de ce moment, la vie de tous les Libanais et de Beyrouth allait changer à jamais. C’est pourquoi j'ai fait cette reconstitution à Alicante, et une autre à Beyrouth avec les pompiers. Le reste du film, c’est 10 452 pas entre le quartier de Mar Mikhael et le Sporting Club, sur la corniche.
Vous êtes photographe, mais vous avez préféré la caméra à l’appareil photo, pour la première fois. Pourquoi?
C'est important de garder un document qui peut servir pour plus tard, pour l'histoire de notre pays. C’est un document qui a une valeur d'archive très importante. C'est un travail de mémoire que je considère comme très important à la fois pour le Liban et pour les Libanais.
Le film est-il surtout destiné aux Libanais, aux Beyrouthins, ou vise-t-il une audience internationale?
Il aspire à un rayonnement international. L’objectif est que chacun puisse comprendre le comment du pourquoi. C'est un film que les Libanais n'ont pas obligatoirement envie de revivre, parce que la blessure est encore là, très forte. C'est une tragédie qui va nous suivre pendant de longues années avant que nous puissions nous en sortir.
C'était une façon pour moi de faire porter la voix de chaque Libanais dans le monde entier pour que ce microcosme devienne un macrocosme et pour véhiculer le message suivant, à l’échelle humaine, d'humain à humain: nous devons nous donner la main, nous écouter mutuellement.
À l'échelle internationale, c'est vrai que le Liban n'est peut-être pas une priorité aujourd'hui, avec tout ce qui se passe dans le monde, la Covid-19, l'Ukraine, la Russie, les crises économiques... Ce n’est facile à vivre pour personne, mais je dois être écoutée.
Le documentaire a voyagé dans plusieurs festivals. Comment a-t-il été accueilli?
Le film a vraiment fait le tour du monde. On a été sélectionnés dans plusieurs festivals et on a gagné des prix. Je dis «on» parce que, pour moi, ce film représente tout le Liban. Donc, pour chaque prix ou chaque sélection, c’est le Liban en entier qui aura été écouté et notre voix aura porté.
Une projection est-elle prévue au Liban?
Le documentaire a déjà été projeté au Liban en mai dernier. C'était très émouvant et très difficile, parce que les spectateurs ont revécu la tragédie; beaucoup sont sortis en pleurs. De nombreux Libanais ont revécu ce moment qu'ils avaient envie d'oublier. Mais beaucoup ont été très touchés ; ils nous ont remerciés d'avoir réalisé ce documentaire et ont souhaité qu’il puisse faire preuve de mémoire et d'archives pour le Liban.
Quel a été le plus grand obstacle lors de la production de ce documentaire?
Le coronavirus, parce que le pays était plongé dans la pandémie. On n'avait pas le droit d’être dans la rue, mais tout le monde y était parce qu'il y avait eu l’explosion, et les trois quarts de la ville étaient en ruine. C’était là le plus grand obstacle.
Nous avons aussi rencontré des obstacles financiers. L’ambassade suisse nous a soutenus, mais nous avons dû faire comme nous le pouvions pour la postproduction. L'équipe a été très compréhensive. Le plus gros obstacle était le coronavirus et le trauma que nous éprouvions tous.
Vous avez dans le documentaire ce regard très personnel, notamment à travers la voix off...
Je viens de l'art contemporain. J’ai voulu, comme une évidence, que ce documentaire soit plus poétique, plus émotionnel. C'est pour cela que, dans la voix off, vous écoutez l'histoire de mon parcours, le pourquoi de ces 10 452 pas. Ce n’est pas un documentaire froid ni statique.
Où en est-on aujourd’hui, plus de deux ans après la catastrophe?
La reconstruction se fait petit à petit. La ville revit, timidement, mais on essaie de revivre. Il ne faut pas oublier que tout ce que vous êtes en train de vivre actuellement en France, cela fait deux ans qu'on le vit au Liban: le manque d'électricité, d'eau, de carburant dans les stations-service, de médicaments… On est vraiment au plus bas, mais, malgré tout, on essaie de s'en sortir.