BEYROUTH: Il y a près d’un demi-siècle, le Liban a été entraîné dans une guerre civile. Les immeubles criblés de balles rappellent cette époque sombre qu’a vécue la capitale, alors que les gratte-ciels scintillants sont des signes d’espoir et de renouveau. Mais, comme une sorte de grand nivellement historique, l’explosion du 4 août au port a laissé, sans discernement, des cicatrices sur le paysage urbain du pays, ne se souciant guère de l’âge ou de l’apparence d’un immeuble.
La situation au niveau du sol n’est pas très différente. Les rues délabrées de Beyrouth sont une véritable métaphore des blessures émotionnelles de ses habitants qui souffrent déjà d’une économie en crise, de coupures de courant constantes et d’une nouvelle vague de coronavirus. Le gouvernement est largement considéré comme inefficace et indifférent aux demandes de changement.
« Les blessures physiques guérissent, mais les blessures émotionnelles prennent beaucoup plus de temps — je ne sais pas comment nous serons capables de nous en remettre sans justice », déplore Ibana Carapiperis, 24 ans, volontaire à la Croix-Rouge libanaise, se souvenant de ce jour d’été durant lequel 3 000 tonnes de nitrate d’ammonium mal stockées ont pris feu. L’explosion qui en a résulté a fait 204 morts et environ 6 500 blessés. L’indignation générale a forcé le gouvernement de Hassan Diab à démissionner.
« Il est encore difficile pour moi de comprendre mes émotions jusqu’à ce jour. À chaque fois que j’essaye de le faire, je sens que je pourrais flancher à tout moment. L’explosion est toujours aussi vive dans ma mémoire trois mois plus tard. C’est comme si c’était hier », ajoute Mme Carapiperis.
Le 17 octobre marque le premier anniversaire de la « thawra » — ou « révolution » en arabe — durant laquelle des milliers de Libanais sont descendus dans les rues pour demander un changement économique et politique, forçant le Premier ministre Saad Hariri à se désister. Cependant, lorsqu’ils y sont retournés cette année, l’ambiance était différente — obscurcie par des mois de difficultés et de défaites.
De nombreux purs et durs de la thawra n’y ont même pas participé. « Quelle thawra ? », demande l’un. « Nous avons besoin d’unité, nous avons besoin d’un leader. Nous sommes perdus maintenant », lance un autre.
Quelques jours après la commémoration de la révolution, lorsque Moustapha Adib n’a pas réussi à former son Cabinet non-partisan, la classe politique libanaise a choisi de désigner Hariri pour reprendre ses fonctions de Premier ministre — exacerbant le sentiment d’impuissance des révolutionnaires. Le 21 octobre, les partisans de Hariri ont même mis le feu au « Poing de la révolution » situé à la Place des martyrs, mais il a rapidement été remplacé le matin suivant par des activistes qui refusent d’abandonner.
« Ce qui me donne de l’espoir, c’est de savoir que les gens continuent à se battre tous les jours et descendent dans les rues pour poursuivre la révolution et tenter de changer le système », dit Mme Carapiperis. « Nous ne pouvons pas juste tourner la page en quelques jours, semaines ou mois ».
Son diagnostic est corroboré par ses collègues. « Toutes les blessures ne sont pas visibles, que ce soit sur un corps ou sur une ville bien-aimée », souligne Marco Baldan, chirurgien à la Croix-Rouge qui a aidé à coordonner les interventions d’urgence, dans un communiqué. « Outre les blessures physiques horribles qui sont traitées dans les hôpitaux, les gens risquent de développer des blessures cachées, sauf si une aide psychologique leur est fournie. Le soutien psychologique est une partie vitale de l’intervention médicale ».
L’explosion a eu lieu lorsque le Liban était déjà plongé dans le désespoir après plusieurs mois sous l’emprise de la pandémie de Covid-19 et de la crise économique.
Plusieurs personnes avaient perdu leurs emplois, leurs commerces et leurs économies ; la situation a contribué à une augmentation de la dépression, des idées suicidaires et du désespoir parmi la population.
« Les gens ne vont pas bien mentalement », affirme Rona Halabi, porte-parole de la Croix-Rouge à Beyrouth. « Environ 300 000 personnes ont perdu leurs maisons. Imaginez donc le stress que cela a causé. À notre avis, la santé mentale est tout aussi importante que la santé physique.
« Après des blessures physiques, les plaies vont éventuellement cicatriser, mais ce dont vous allez vous souvenir, après ce terrible incident, ne s’en ira jamais. Les gens doivent apprendre à faire face au traumatisme et à poursuivre leurs vies normalement ».
Selon les travailleurs en santé mentale, les survivants ne se sentent toujours pas bien et leur situation a été exacerbée par la solitude due aux restrictions causées par le coronavirus.
« Lorsque la pandémie a commencé, les mesures anti-coronavirus telles que le confinement et le couvre-feu ont porté un coup dur aux mécanismes d'adaptation traditionnels des gens, tels que se rassembler et voir des amis pour partager leurs inquiétudes et leurs frustrations », explique Isabel Rivera Marmolejo, déléguée à la santé mentale de la Croix-Rouge au Liban. « L'explosion a été encore un coup de massue ».
LE LIBAN EN CHIFFRES
À 155%, le ratio dette / PIB du Liban est le troisième le plus élevé au monde.
La dette publique devrait atteindre 167% en 2021.
L’inflation devait s’établir en moyenne à 20% en 2020.
Une ligne d’assistance spéciale a été mise en place après l'explosion pour aider les personnes victimes de traumatismes à la place de sessions en face à face. Cependant, même les psychologues libanais qui ont vécu l'explosion disent avoir été affectés.
« Les psychologues libanais souffrent aussi de ce traumatisme », indique Myrna Ghannagé, directrice du département de psychologie à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, à Arab News.
Lors de l'explosion, elle a subi des blessures qui n’ont pas mis sa vie en danger, mais elle reste troublée par son expérience. « Je n'ai jamais rien vu de tel de ma vie », raconte-t-elle. « En tant que Libanais, nous avons perdu notre équilibre mental. Nous sommes toujours perdus. Il y a un manque d'espoir et une peur constante de l'incertitude chez le peuple libanais ».
« Les explosions de Beyrouth ont ravivé les blessures psychologiques de la guerre civile. Nous sommes maintenant très fragiles », ajoute Mme Ghannagé.
Alors, comment aider des personnes qui ont perdu espoir ? « Nous devons les guider afin qu’ils puissent utiliser leurs propres ressources individualistes », explique Mme Ghannagé. « La société libanaise n’offre rien au peuple. Il doit compter sur ses propres moyens pour survivre. Il n’est pas facile d’aider les gens aujourd’hui. En tant que psychologues, nous pouvons les écouter autant que possible, mais nous n’avons plus le même espoir que nous avions auparavant ».
Largement forcés à se débrouiller tous seuls, de nombreux résidents de Beyrouth ont simplement besoin de temps pour accepter ce qui s’est passé et trouver des moyens sains de s’occuper.
« J’ai encouragé les gens à rester en mouvement, à s’en tenir à leurs routines et à ne pas s’attendre à de hauts niveaux de productivité de leur part », mentionne Gisele Chaine, psychologue libanaise avec la Croix-Rouge.
« Les gens vont revenir lentement à la vie quotidienne. Les personnes avec lesquelles je parle encore au téléphone ont moins de symptômes liés aux traumatismes, comme des cauchemars, un manque de productivité et une faible concentration ».
Cela dépend souvent du niveau de résilience individuel. « Quelquefois, tout ce dont ils avaient besoin était d’une personne à qui parler. Ils avaient besoin d’avoir un espace sûr au téléphone », dit Mme Chaine.
Il existe peut-être une lueur d’espoir dans les nombreuses organisations non gouvernementales et les groupes de soutien qui ont été créés à la suite de l’explosion. Beaucoup de Libanais, semble-t-il, trouvent un sens dans la contribution à la reconstruction de leur communauté, même en l'absence de soutien du gouvernement. Mais là encore, beaucoup d'autres choisissent de quitter le pays pour échapper au traumatisme et au malaise économique grandissant.
« Certaines familles sont toujours à la montagne et n’ont pas encore pu retourner chez eux à Beyrouth par peur d’être dans leurs maisons détruites et proches du site de l’explosion », précise Mia Atwi, co-fondatrice d’Embrace, une ligne d’assistance pour la prévention du suicide lancée en 2013.
« Il y a beaucoup de désespoir, il y a beaucoup de détresse. Beaucoup de gens travaillent pour quitter le Liban. Au téléphone, vous entendez des gens anxieux, déprimés, désespérés, qui se sentent en danger et se sentent très confus ». Pour de nombreux Libanais, la page ne sera tournée qu'une fois une sorte de justice atteinte et que des comptes aient été rendus.
« Une partie du processus de guérison pour la plupart d'entre nous est d’instaurer la justice sociale », a déclaré Mme Atwi. « Ce n'est pas un évènement que vous pouvez guérir en utilisant uniquement la traumatologie. Les explosions étaient également un évènement politique. Elles sont le résultat de l'incompétence de notre gouvernement. Nous devons savoir qui est responsable et leur demander des comptes ».
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