EDIRNE: Le candidat s'avance face au micro, costume noir et calotte blanche: "Allahou Akbar, Allahou Akbar", entonne-t-il d'une voix lente, mains sur les oreilles et coudes en équerre, sous la pierre ocre sculptée en nids d'abeilles.
En ce début d'été, cinq muezzins, religieux chargés d'appeler les musulmans à la prière cinq fois par jour, s'affrontent sous l'un des neuf dômes de la majestueuse Vieille mosquée d'Edirne, achevée en 1414, quand la ville du nord-ouest de la Turquie était capitale ottomane.
Assis face aux candidats, les jurés prennent des notes. Au centre, le mufti Alettin Bozkurt, autorité religieuse de la province, désignera une heure plus tard au micro le muezzin ayant récité le plus bel ezan (nom turc de l'appel à la prière, également appelé adhan).
"J'ai commencé à dix ans, pendant les cours d'été à la mosquée", confie à l'AFP le vainqueur, Abdullah Ömer Erdogan, 25 ans, qui dit fuir le froid, privilégier l'eau tiède et éviter certaines positions pendant son sommeil pour protéger ses cordes vocales.
S'il remporte la manche suivante fin juillet, le jeune muezzin, appareil dentaire et barbe impeccable, prendra part à la finale nationale prévue le 17 août, qui sacrera la plus belle voix parmi les centaines de muezzins qui se défient à travers le pays depuis début juin.
«Pouvoir de l'ezan»
En avril, deux muezzins turcs, dont l'un a un temps fait résonner sa voix sur la vieille ville d'Edirne, ont raflé les première et deuxième places d'un concours télévisé similaire organisé en Arabie saoudite, auquel s'étaient présentés des muezzins de 80 pays.
Dans une vidéo publiée le lendemain par le lauréat, le président turc Recep Tayyip Erdogan, dévot musulman, lui adresse ses félicitations: "Qu'Allah soit avec vous", lance le chef de l'Etat.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2003, initialement comme Premier ministre, près de 15 000 nouvelles mosquées ont été construites à travers le pays, dont l'une sur l'emblématique place Taksim d'Istanbul, symbole d'une Turquie laïque, d'où son pouvoir avait été contesté en 2013 lors de manifestations antigouvernementales sans précédent.
Le président, qui a également fait bâtir la plus grande mosquée de Turquie sur la colline stambouliote de Camlica et a reconverti en 2020 l'ex-basilique Sainte-Sophie en mosquée, a en parallèle donné à l'appel à la prière un caractère éminemment politique.
La nuit du 16 juillet 2016, en pleine tentative de coup d'Etat, les imams et muezzins des quelque 90 000 mosquées de Turquie avaient, via les haut-parleurs des minarets, exhorté les fidèles à faire barrage aux putschistes, en écho à une intervention peu avant à la télévision du chef de l'Etat via l'application FaceTime.
"Cette nuit-là, nous avons vu le pouvoir de l'ezan", se remémore le mufti d'Edirne. "Grâce à lui, nous avons appelé le peuple à sortir dans les rues et avons sauvé notre pays."
M. Erdogan, qui jouera sa réélection en juin 2023, accuse par ailleurs ses opposants de vouloir bâillonner les mosquées: "ils ne pourront pas faire taire l'ezan !", a-t-il lancé à plusieurs reprises, bien que cette proposition ne figure au programme d'aucun parti.
«Rejet croissant»
Dans un pays presque exclusivement musulman mais constitutionnellement laïque, cette politisation de l'appel à prière a contribué à le rendre agaçant aux oreilles de certains.
"Il y a un sentiment répandu parmi les laïcs que le volume de l'ezan a augmenté depuis la tentative de coup d'État, dans le cadre des tentatives de l'actuel régime de transformer la sphère publique", estime Erol Koymen, post-doctorant en ethnomusicologie à l'université de Chicago.
"Cela a conduit à un rejet croissant de l'ezan (toujours parmi les laïcs)", affirme le chercheur, auteur de travaux sur le rôle de l'ezan dans la résistance au putsch manqué de 2016.
Depuis 2017, la très puissante Direction des affaires religieuses (Diyanet) demande toutefois aux mosquées de "veiller à ne pas dépasser les 80 décibels" lors des appels à la prière, une limite trop élevée ou mal respectée selon certains Turcs.
Dans la Vieille mosquée d'Edirne, le mufti Alettin Bozkurt s'offusque que d'aucuns veuillent mettre les mosquées en sourdine: "L'ezan est un droit légal!", assène-t-il.
"Tout comme les chrétiens peuvent facilement entendre les cloches des églises, tous les musulmans doivent être en mesure d'entendre l'appel à la prière."