EL KARANTINA: C'est le cœur serré et plein d'espoir que Nesrine, rescapée de l'explosion dévastatrice du port de Beyrouth en 2020, est allée voter dimanche espérant en finir avec une classe politique honnie et quasi-inchangée depuis trente ans, dans un contexte de profonde crise socio-économique inédite.
"J'ai le cœur brûlé, par tous ces dégâts, tout ce sang et pour l'avenir de mes enfants", se lamente Nesrine, une femme de 40 ans qui a survécu à l'explosion du 4 août 2020 ayant fait plus de 200 morts et ravagé des quartiers entiers de la capitale.
Elle vote ce dimanche à l'occasion des législatives, premier scrutin national depuis le mouvement de contestation déclenché en octobre 2019 pour réclamer le départ d'une classe dirigeante accusée de corruption, d'incompétence et d'une crise socio-économique qualifiée par la Banque mondiale de la pire au monde depuis 1850.
"Si les élections aboutissent à un changement de 5% seulement, nous aurons fait le premier pas", dit à l'AFP Nesrine, venue déposer son bulletin au bureau de vote ouvert dans la caserne des pompiers à Karantina, quartier populaire parmi les secteurs les plus touchés par l'explosion du port.
Derrière elle, les portraits de dix pompiers qui ont péri en tentant d'éteindre le feu ayant précédé l'énorme explosion du 4 août 2020.
Cette explosion a été provoquée par une importante quantité de nitrate d'ammonium, stockée "sans mesure de précaution" depuis plusieurs années dans un entrepôt du port, de l'aveu même des autorités, considérées largement responsables de la tragédie en raison de leur négligence et de leur incurie.
Entretemps l'enquête piétine. Des organisations de défense des droits humains, survivants et proches de victimes ont appelé à une enquête internationale indépendante, estimant que "les ingérences politiques flagrantes et l'immunité pour les hauts responsables" rendaient l'enquête locale incapable d'aboutir.
"Ce serait dommage que les gens réélisent une classe politique corrompue", dit encore Nesrine, alors qu'autour d'elle de nombreux électeurs arboraient des T-shirts de partis traditionnels.
"Je vote pour le changement, c'est notre devoir", assure Nesrine, qui veut y croire.
«Retrouver notre Liban»
Aran Donarian, jeune primo-votant de 23 ans dont la demeure familiale a été endommagée par l'explosion du port, dit pour sa part "voter pour la jeunesse indépendante".
Dans un pays multiconfessionnel, régi par un système politique basé sur un partage communautaire du pouvoir ayant nourri le clientélisme, il dit à l'AFP "rejeter tout ce qui à trait aux partis et aux confessions". Il est certain que "voter aujourd'hui ne changera rien à court terme, mais sur le long terme, si".
A Gemmayzeh, autre quartier jouxtant le port de Beyrouth, Chadi (nom d'emprunt) montre son doigt majeur imprégné d'encre pour dire qu'il a voté, un moyen pour lui de "déloger cette classe politique pour retrouver notre Liban, celui de la vie, de la fête et du vivre-ensemble".
Cet artiste de 38 ans dit avoir "failli mourir pendant l'explosion. J'habite près du port. Mon appartement a été détruit et mes parents ont été blessés".
L'explosion du port a encore aggravé une situation particulièrement difficile en raison de la grave crise économique.
En près de deux ans, la monnaie nationale a perdu plus de 90% de sa valeur sur le marché noir et le taux de chômage a presque triplé. Près de 80% de la population vit désormais en dessous du seuil de pauvreté, selon l'ONU.
Les Libanais se battent aujourd'hui pour survivre avec des revenus qui se sont effondrés, une inflation galopante et des pénuries en tout genre.
"C'est maintenant ou jamais", lance Léa Ghorayeb, architecte dont l'appartement du quartier de Mar Mikhael, jouxtant celui de Karantina, a également été détruit par l'explosion du port.
"Le vote est tout ce qu'il nous reste, si on ne vote pas aujourd'hui, on vivra la même situation déplorable les quatre années qui viennent", dit la trentenaire.