ISTANBUL: Dimanche encore, le 1er-Mai sera célébré loin de l'emblématique place Taksim à Istanbul, épicentre de la contestation en 2013 en Turquie, qui a valu lundi au mécène Osman Kavala la prison à vie et 18 ans de détention à ses sept co-accusés.
Avec ce verdict brutal, qui laisse la société civile turque abasourdie, une nouvelle chape de plomb s'est abattue sur le pays sans espoir d'ouverture d'ici à l'élection présidentielle prévue en juin 2023.
"Le message c'est: ne bougez pas!", décrypte Bayram Balci, directeur de l'Institut français d'études anatoliennes (Ifea) à Istanbul.
Dans son bureau non loin de Taksim, Akif Burak Atlar, porte-parole du collectif Taksim Solidarité, avoue - les traits tirés - être "sous le choc" et dénonce les artifices judiciaires qui ont amené les juges à prononcer ces peines.
Trois des sept accusés envoyés en prison - architectes, avocat, documentariste, universitaires - sont de proches amis de cet urbaniste.
"Il n'y a ni crime ni preuve, ils avaient été libérés sans charge lors de deux précédents procès. Quant à Osman Kavala, je l'ai vu pour la première fois en 2018 au tribunal."
Kavala, homme d'affaires et philanthrope de 64 ans, a été condamné pour avoir "tenté de renverser le gouvernement" de Recep Tayyip Erdogan, et les sept autres de l'avoir soutenu.
Arrêté fin 2017 et détenu depuis, Osman Kavala a dénoncé un "assassinat judiciaire".
Sa détention à perpétuité est assortie d'une peine de sûreté qui exclut toute remise de peine: "S'ils avaient eu une corde ils m'auraient pendu", a-t-il lâché à un député de l'opposition qui lui rendait visite mercredi.
Quant aux autres accusés qui comparaissaient libres, "des gens soucieux de préserver la ville et la nature", certains étaient rentrés de l'étranger pour assister à leur procès - d'où ils ont été directement conduits en cellule.
«Les gens ont peur!»
"Ils s'étaient mobilisés pour défendre le parc de Gezi contre un projet immobilier", puis la contestation s'est fondue en "un grand carnaval qui a réuni toutes les frustrations du pays", rappelle Akif Atlar.
"Personne ne s'attendait à un tel verdict", confirme Ahmet Insel, politologue proche d'Osman Kavala, qui garde un contact régulier avec ce dernier via ses avocats.
Dans la semaine, le chef de l'État a par deux fois exprimé sa rancœur contre ce mécène éditeur devenu son ennemi personnel et bouc-émissaire, évoquant "le Soros local (qui) a coordonné les événements de Gezi et en paiera le prix" - référence au milliardaire philanthrope américain, juif d'origine hongroise.
Fait rare, dans un pays où les mouvements de protestation sont réprimés, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées mardi soir en signe de protestation à Istanbul, Ankara et Izmir.
Une brève éruption qui restera sans lendemain.
"Les gens ont peur. Personne ne prendra le risque de convoquer des manifestations au risque de donner un prétexte à décréter l'état d'urgence. Erdogan n'en serait que trop heureux", avance Ahmet Insel.
"Ce verdict, c'est une menace adressée à tous les journalistes, avocats, défenseurs des droits, ONG, aux professionnels comme nous", confirme encore Akif Burak Atlar.
Le rôle de médiateur qu'entend promouvoir Ankara entre la Russie et l'Ukraine, et qui a offert un retour en grâce au président Erdogan sur la scène internationale, aurait pu l'inciter à la clémence, espéraient les avocats et amis des condamnés.
Mais il joue plutôt contre eux.
Vendredi, l'ambassadeur turc à Berlin a été convoqué au ministère allemand des Affaires étrangères, l'un des premiers à réagir.
L'affaire Kavala avait déjà suscité à l'automne dernier une crise diplomatique: dix ambassadeurs occidentaux avaient été menacés d'expulsion pour avoir réclamé "un procès juste et équitable".
Mais, parie Bayram Balci, la crise ukrainienne qui affecte l'économie turque, déjà mal en point, rend Ankara incontournable. Résultat: "Le contexte international l'encourage et les Européens vont faire avec", prédit-il.