PARIS: Passé colonial, question mémorielle, histoire humaine et proximité géographiqueconstituent des liens incontestables entre l’Algérie et la France. Il n’est pas rare que cetterelation considérée comme atypique, passionnelle et passionnée fasse partie des thèmes abordés lors des débats politiques. En cette période de campagne présidentielle, qu’en est-il?
Selon le politologue Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le mondearabe et méditerranéen (Cermam) et chargé de cours au Global Studies Institute, à l’université de Genève et à Sciences Po Paris, la campagne électorale française est riche d’événements et l’Algérie n’est pas absente des débats. Elle existe notamment à travers la questionmémorielle, mais pas pour les bonnes raisons, car on en fait un usage politique, nous explique Hasni Abidi.
On a bien vu de quelle manière Éric Zemmour et Marine Le Pen utilisent la mémoire pour parler des bienfaits de la colonisation ou pour clamer la non-repentance. Valérie Pécresse et ces deux candidats se rejoignent dans leur vision de l’histoire, marquée par le déni, par lafuite en avant ou, pire encore, par une récupération de faits historiques erronés et falsifiés. Le politologue explique ainsi que, selon lui, le président du parti Reconquête! pratique «la réécriture du récit colonial».
Interrogé par Arab News en français sur l’évolution des relations diplomatiques entre les deux pays, le Hasni Abidi affirme qu’on ne peut que se réjouir du fait que des actions et des gestes aient été initiés par le président Macron, qui a opté pour une approche graduelle afin de ne brusquer personne. «Il est dans un environnement électoral qui n’est pas favorable; il se voit obliger de droitiser son discours lorsqu’il s’agit du passé colonial», remarque-t-il.
«Mais ce qui est attendu d’un président français, ce n’est pas de faire un travail historiquecomme il a essayé de le faire la dernière fois. Il a semé la discorde lorsqu’il a déclaré que le système politique algérien vivait grâce à la rente mémorielle et que l’Algérie n’existait pas avant la colonisation française. Ces déclarations ont failli causer la plus importante crise diplomatique entre la France et l’Algérie.»
«Il est dans l’intérêt du président de la république et de tous les responsables français de ne pas se prononcer sur ce sujet s’ils ne font pas preuve d’un regard honnête sur l’histoire colonialiste de la France, de laisser plutôt ce chantier aux historiens et de s’atteler à la construction des projets d’ordre bilatéral en développant sur le plan politique, économique et socioculturel des opportunités susceptibles d’être bénéfiques aux deux pays», assure-t-il.
Instaurer un dialogue fructueux
«Avec 4 millions de Français qui possèdent un lien direct ou indirect avec l’Algérie, le débat va nous poursuivre dans toutes les campagnes électorales. La guerre d’Algérie est présente et elle sera présente. Ce sont les héritages de cette guerre de libération», ajoute Hasni Abidi. Le politologue précise que si l’on veut créer les conditions d’un climat propice aux historienspour qu’ils poursuivent leurs travaux en toute sérénité, il est plus que nécessaire de continuer à instaurer un dialogue fructueux, franc et positif.
Le directeur du Cermam rappelle que de nombreuses personnes ignorent encore que le premier des deux objectifs fixés lors de la signature des accords d’Évian il y a soixante ans consistait à mettre fin aux hostilités en organisant un référendum sur l’indépendance de l’Algérie et à travailler sur le développement des relations fructueuses entre les États français et algérien. Cela représente, selon lui, une condition nécessaire «pour jeter les bases de cette relation d’État à État».
Le second objectif résidait dans le maintien de bonnes relations entre les communautés. Hasni Abidi constate malheureusement un échec sur ce plan avec le retrait des militaires français, des colons, des harkis (supplétifs de l’armée française) et des pieds-noirs d’Algérie. «Travaillons sur le premier aspect et consolidons les relations positives, la question de la mémoire suivra avec la volonté politique des autorités françaises, sans pour autant la lier à l’Algérie», explique-t-il. «La réciprocité n’est pas exigée pour travailler sur la question du passé colonial, car c’est d’abord une question française.»
La question mémorielle
Au sujet de la question mémorielle et de son impact sur l’instauration de relations diplomatiques apaisées, Hasni Abidi considère qu’elle ne représente pas un handicap. «Conditionner l’avancement des relations entre les deux pays au règlement de la question mémorielle est pour moi une illusion, car, dès le départ, on constate deux perceptions différentes. Si, du côté français, on essaie de promouvoir la question de la paix mémorielleapaisée, du côté algérien, on n’est pas dans cette configuration. Pour les Algériens, il s’agit surtout de reconnaissance des faits historiques et d’une demande de vérité; cette exigence historique est également valable pour les victimes. On ne peut pas avoir une sorte de mémoirecommune, car la mémoire du vainqueur n’est pas la mémoire du vaincu; la mémoire de celui qui a été brutalisé par la colonisation ne peut être la mémoire de celui qui l’a brutalisée», poursuit-il.
«C’est une autre violence que de vouloir pacifier ces relations par décision administrative. À ce sujet, je pense qu’il y a eu une erreur dans l’approche du président Macron. Il est allé trop loin dans les gestes officiels en faveur d’une reconnaissance des faits historiques. À mon avis, vouloir apaiser les mémoires comme une condition préalable à l’avancement des relations est une erreur, car on n’arrivera jamais à s’entendre sur la cette question. J’ajoute que rien n’empêche de vivre et de faire cohabiter les mémoires, aussi contradictoires soient-elles.»
Hasni Abidi considère qu’une progression des relations diplomatiques et économiques, l’instauration d’un dialogue politique franc entre les deux États ainsi qu’un dialogue culturel entre ces deux peuples voisins qui se connaissent très bien auraient le mérite de faciliter le regard qu’on porte de part et d’autre sur la question de la mémoire.