L'Allemagne a besoin d'un débat philosophique face à sa promesse de se réarmer

Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, accueille le chancelier allemand, Olaf Scholz, avant leur rencontre à Kiev, en Ukraine, le 14 février 2022 (Photo, AFP).
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, accueille le chancelier allemand, Olaf Scholz, avant leur rencontre à Kiev, en Ukraine, le 14 février 2022 (Photo, AFP).
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Publié le Jeudi 31 mars 2022

L'Allemagne a besoin d'un débat philosophique face à sa promesse de se réarmer

L'Allemagne a besoin d'un débat philosophique face à sa promesse de se réarmer
  • Les dirigeants allemands ont été contraints à un changement fondamental en raison de l'invasion de l'Ukraine par la Russie
  • Pour qu'une puissance aussi importante se transforme de la sorte, ce débat sur l'avenir de l'Allemagne ne peut être repoussé

L'impact de la guerre en Ukraine sera énorme. Bien qu'il soit encore prématuré de dire quelle sera l'ampleur ou la direction des changements qui en résulteront, l'Ukraine mise à part, un pays a déjà pris des mesures importantes qui pourraient changer le visage de la politique européenne et même mondiale.
L'Allemagne ne s'est jamais complètement remise des Guerres mondiales. Sur le plan économique, oui, mais les vestiges de ces deux conflits ont perduré dans les attitudes et les politiques allemandes. Pour de nombreux Allemands, l'attitude consiste à «ne pas parler de la guerre», ce qui est compréhensible. Le terme «nazisme» résonne encore aujourd'hui et il est utilisé de manière récurrente pendant la guerre actuelle. Le traumatisme des catastrophes mondiales causées par les Guerres mondiales et le rôle qu'y a joué l'Allemagne, en particulier la deuxième, ont affecté et affectent encore de nombreuses personnes.
Depuis 1945, l'Allemagne de l'Ouest, puis l'Allemagne réunifiée ont suivi une ligne largement pacifiste. Cela contraste avec l'Allemagne militariste qui a prospéré de Bismarck à Hitler. Mais cette situation pourrait-elle être sur le point de changer?
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, s'est adressé à de nombreux Parlements occidentaux ces dernières semaines, mais aucun n'était plus chargé de symboles que son discours devant le Bundestag. En bref, ce que la Russie fait aujourd'hui est ce que l'Allemagne faisait à l'Ukraine il y a près de quatre-vingts ans. Le dirigeant ukrainien a mis les Allemands au défi d'œuvrer pour la paix en Europe et de cesser d'apaiser la Russie. M. Zelensky a clairement indiqué que l'Allemagne n'en faisait pas assez.
Les dirigeants allemands ont été contraints à un changement fondamental en raison de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, de la vaillance du peuple ukrainien et des millions de réfugiés qui affluent dans l'Union européenne (UE). Compte tenu de la lourde Histoire de l'Allemagne sur ces mêmes terres, les Ukrainiens sont en droit de penser que l'Allemagne leur est redevable. Sous la chancellerie d'Olaf Scholz, la coalition du Parti social-démocrate, des Verts et du Parti libéral-démocrate a tracé une nouvelle voie pour la première économie d'Europe. En quelque sorte, c'est un social-démocrate plutôt qu'un politicien conservateur qui a réalisé cette mission.
Le mois dernier, le nouveau chancelier allemand a demandé une session extraordinaire du Bundestag. Le discours qu'il y a prononcé le 27 février était historique et peut-être inattendu. Avant l'invasion russe, Olaf Scholz s'était montré hésitant. Dans ce discours, il a fait tomber les chaînes: «Il est clair que nous devons investir davantage dans la sécurité de notre pays afin de protéger notre liberté et notre démocratie.»
L'Allemagne va désormais investir dans la Bundeswehr (armée nationale). M. Scholz a appelé à la création d'un fonds pour la défense d’une valeur de 100 milliards d'euros (110 milliards de dollars). Pour donner un ordre d'idée, cela ferait de l'Allemagne le troisième plus grand dépensier militaire du monde. L'Allemagne respectera également son engagement envers l'Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan) de consacrer 2 % de son produit intérieur brut (PIB) à la défense et le pays enverra davantage de forces sur le flanc oriental de l'Otan.
Olaf Scholz est allé plus loin. Il s'est également engagé à envoyer des armes en Ukraine, rompant ainsi avec la politique allemande qui consiste à ne pas envoyer d'armes dans les zones de conflit. Pourtant, à l'heure actuelle, cet engagement n'a pas été pleinement respecté. Seul un cinquième des armes allemandes promises est effectivement arrivé en Ukraine et certaines armes étaient trop anciennes pour être utilisées. Il semblerait que la bureaucratie soit en cause, mais cela n'impressionne pas les Ukrainiens.
Les responsables politiques allemands n'ont pas encore intériorisé ce changement. Même au sein de la coalition, les Verts veulent inclure une définition différente de la sécurité qui inclut la sécurité humaine et climatique. Les prochaines négociations budgétaires pourraient être révélatrices de l'engagement de l'Allemagne vis-à-vis de ce tournant.
Un deuxième changement fondamental est que l'Allemagne devra se sevrer de son approvisionnement en gaz russe, qui représente 32 % de la consommation allemande, ainsi que du pétrole. Cette démarche sera difficile, mais nécessaire. Une politique énergétique indépendante est essentielle pour être crédible face à la Russie. M. Scholz a suspendu le projet de gazoduc Nord Stream 2 et il a engagé l'Allemagne à construire deux grands terminaux de gaz naturel liquéfié en mer du Nord. Un accord avec le Qatar a été annoncé cette semaine.
Pourtant, contrairement aux États-Unis, qui ont cessé d'acheter du gaz russe, l'Allemagne continue de le faire. Berlin a des objectifs particulièrement ambitieux en matière d'énergie, notamment celui de couvrir 80 % de ses besoins énergétiques grâce aux énergies renouvelables d'ici à 2030. Un revirement temporaire de la décision du pays d'abandonner l'énergie nucléaire n'est pas impossible.
L'économie allemande connaîtra des tensions et elle sera sous pression. Il est à craindre que la pandémie de Covid-19 et l'Ukraine ne la fassent entrer en récession. Sanctionner la Russie a un coût et l'énergie sera beaucoup plus chère, tout comme les denrées alimentaires et d'autres produits de base. À ce stade, la pression pour repenser ces nouvelles postures va s'intensifier.
Comment l'Allemagne envisage-t-elle son rôle mondial? Cela commence de toute évidence par une réévaluation de son rôle en Europe. Sa relation la plus vitale sera celle qu'elle entretient avec la France. Emmanuel Macron souhaite que l'Europe soit plus indépendante, conscient que les États-Unis deviennent plus isolationnistes. L'Ukraine a ravivé le débat sur la nécessité pour l'Europe de se doter de ses propres moyens. Les Allemands commenceront également à se rendre compte qu'ils ne peuvent plus se reposer sous le parapluie sécuritaire américain sans apporter une contribution suffisamment importante.
Les alliés de l'Allemagne en Europe et à l'Otan accueilleront largement ces changements, notamment les pays de l'Est et les États baltes. L'époque où les autres États européens considéraient l'Allemagne comme une menace est révolue. Les dirigeants américains se sont longtemps plaints du manque d'investissement de l'Allemagne dans ses forces armées et de son incapacité à respecter les objectifs de dépenses de l'Otan. La Bundeswehr a souffert de pénuries massives d'équipements au point de devoir utiliser des balais au lieu de fusils lors d'un exercice d'entraînement de l'Otan. Pour donner le coup d'envoi, l'Allemagne vient de passer une commande de trente-cinq avions à réaction de pointe américains F-35 pour remplacer des appareils vieux de plus de quarante ans.
Le reste de l'Europe sait que, pour tenir la Russie à distance, l'Allemagne doit être au cœur de toute politique de sécurité et de défense, d'autant que le Royaume-Uni a quitté l'UE, ce qui soulève des questions quant à sa fiabilité à l'avenir. Ce n'est pas une question théorique, car l'Ukraine pourrait tomber aux mains de la Russie, alors que la Biélorussie accueille également des forces militaires russes.

«Les dirigeants du pays ont été contraints à un changement fondamental à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.»

Chris Doyle

Nous ne savons pas si cette nouvelle Allemagne, plus affirmée, survivra à la crise actuelle avec la Russie. Cela laisse entrevoir la possibilité que l'Allemagne commence également à être plus active ailleurs. Va-t-elle se doter de moyens qui lui permettraient de déployer des forces dans des conflits au Moyen-Orient ou au Sahel, par exemple? Se contentera-t-elle d'augmenter son budget de défense ou partagera-t-elle réellement les dangers? À mesure que l'Allemagne se réarme, l'industrie allemande de l'armement occupera-t-elle une place plus importante dans le monde? Une grande partie des nouveaux fonds de défense du pays devra être dépensée à l'intérieur du pays.
Il est tout simplement trop tôt pour dire si l'Allemagne restera une colombe à l’écart ou si elle se muera en puissance plus belliqueuse. Il est à espérer que ses dirigeants parviendront à trouver un équilibre entre les deux extrêmes et que le pays pourra éventuellement devenir le type de puissance mondiale responsable qui manquait au monde ces derniers temps.
Toutefois, une chose reste à faire. Les Allemands eux-mêmes doivent s'engager dans un débat philosophique sur leur pays: quels sont les véritables objectifs et priorités de l'Allemagne? Pendant trop longtemps, ces discussions stratégiques ont été évitées. Pour nombre d'entre eux, c'était un tabou. Pourtant, pour qu'une puissance aussi importante se transforme de la sorte, compte tenu du poids de son passé, ce débat national sur l'avenir de l'Allemagne ne peut être repoussé.

Chris Doyle est directeur du Council for Arab-British Understanding, basé à Londres. Twitter : @Doylech

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com