Alors que Kiev brûle, un nouvel ordre mondial émerge

Un missile russe percute une tour de télévision à Kiev, en Ukraine, le 1er mars 2022. (Reuters).
Un missile russe percute une tour de télévision à Kiev, en Ukraine, le 1er mars 2022. (Reuters).
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Publié le Mardi 08 mars 2022

Alors que Kiev brûle, un nouvel ordre mondial émerge

Alors que Kiev brûle, un nouvel ordre mondial émerge
  • La Libye et la Syrie ont subi des guerres d’extermination par des mercenaires de Moscou, d’Ankara, de Téhéran et d’ailleurs, longtemps après que l’intérêt occidental pour ces conflits s’est dissipé
  • Le monde réapprend que la souveraineté, la liberté, l’intégrité territoriale et le droit international ne sont pas des attributs naturels qui prévalent spontanément, mais plutôt des principes fondamentaux pour lesquels il faut lutter

Si seulement toutes les crises humanitaires pouvaient inspirer tant d’unité et de détermination à l’échelle mondiale! En quelques jours, nous avons assisté à la naissance traumatisante d’un nouvel ordre géopolitique ayant des répercussions profondes et imprévisibles pour les décennies à venir.

Alors que des villes entières brûlent et que des populations sont déracinées, l’impuissance stratégique et les profondes divisions idéologiques qui ont ravagé le monde occidental pendant des années se sont superficiellement évanouies, comme par magie. Cela s’est manifesté lors de l’Assemblée générale des nations unies, au cours de laquelle cent quarante et un pays membres, de l’Europe au Conseil de coopération du Golfe (CCG) en passant par le Pacifique, ont adopté une position unifiée sur l’Ukraine, laissant une poignée d’États voyous – la Syrie, la Corée du Nord et la Biélorussie – dans le camp adverse. Même des alliés proches du Kremlin comme l’Iran et la Chine ne pouvaient que s’abstenir.

La transformation a été plus profonde au sein des pays qui ont longtemps flirté avec Moscou. L’abandon par l’Allemagne de sa neutralité militaire de longue date et de son alignement économique avec la Russie a une incidence considérable, tandis que les voisins proches que sont la Finlande et la Suède demandent leur adhésion à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan). Après avoir irrité l’Occident avec ses achats de systèmes de défense russes, le président, Recep Tayyip Erdogan, s’est soudain rappelé que la Turquie était également membre de l’Otan, augmentant ses ventes de drones et d’autres armes à Kiev et restreignant l’accès des navires russes à la mer Noire.

Dans le même temps, le plus grand démagogue d’Europe, Viktor Orban, est ridiculisé par l’opposition comme étant «le chien de poche de Poutine» juste avant les élections hongroises. Les États d’Europe de l’Est qui ont battu, torturé et empêché les réfugiés syriens d’entrer dans leurs pays, ont désormais ouvert leurs portes à plus d’un million d’Ukrainiens. Pékin observe avec anxiété l’évolution de la situation, sachant que les résultats affecteront sa propre capacité à menacer ses voisins et à réprimer les libertés de ses citoyens.

Les conséquences de ces événements affecteront tout aussi profondément le Moyen-Orient. Un risque à court terme est que les États-Unis et d’autres pays semblent se précipiter vers un accord nucléaire rapide avec l’Iran, leur permettant de se concentrer sur la Russie. Téhéran en profite pour demander de nouvelles concessions, tandis que la Russie, prise de panique, tente de contrecarrer un tel résultat avec ses propres nouvelles exigences. Inonder le marché de pétrole iranien pour compenser le blocage imposé à la production russe n’est pas une solution viable, puisque Téhéran constitue une menace tout aussi grave pour la sécurité mondiale.

Ces potentielles conséquences négatives donnent aux producteurs de pétrole arabes la possibilité de prendre les devants pour s’assurer que leurs intérêts en matière de sécurité sont protégés. Alors que la Russie bombarde des centrales nucléaires, les États arabes et Israël pourraient se rendre compte que la population mondiale fait preuve d’une plus grande compassion lorsque les risques apocalyptiques de tolérer la nucléarisation iranienne, son immense programme de missiles balistiques et la prolifération des milices soutenues par l’Iran de Bagdad jusqu’à la mer Méditerranée, sont mis en évidence.

La Libye et la Syrie ont subi des guerres d’extermination par des mercenaires de Moscou, d’Ankara, de Téhéran et d’ailleurs, longtemps après que l’intérêt occidental pour ces conflits s’est dissipé. La souveraineté du Liban, du Yémen et de l’Irak a été complètement éradiquée par des années d’agression iranienne flagrante. Les États du Golfe ont été constamment attaqués par des barrages de missiles et de drones iraniens. Cette situation risque de s’aggraver si l’Iran réussit à conclure un accord avec des milliards de dollars de fonds non gelés qu’il investira dans le terrorisme régional.

Bien que les raids aériens russes en Syrie aient diminué ces derniers jours, on craint que le Kremlin puisse exploiter ses mercenaires au Moyen-Orient, en Afrique et ailleurs s’il ne s’en sort pas à Kiev. Il pourrait ainsi exercer une plus grande pression sur les États qui s’opposent à lui, d’autant plus que le Moyen-Orient est le théâtre de conflits par procuration depuis très longtemps. En effet, certains éléments indiquent que le Kremlin considère la réalité fragmentée actuelle en Syrie comme un modèle pour une future entité fantoche ukrainienne divisée et soumise.

La situation est si catastrophique que certains considèrent Naftali Bennett comme le meilleur espoir pour une sortie de crise raisonnable, compte tenu des liens particulièrement étroits qu’Israël entretient avec les deux pays. Cependant, Vladimir Poutine semble déterminé à ne pas écouter les voix de la raison.

Pour l’Ukraine, le pire est encore à venir. Après des échecs humiliants, Moscou inflige des niveaux de destruction systématiques, vus pour la dernière fois en Syrie, dans l’espoir que les citoyens courageux capitulent. Les tensions internationales devraient donc encore monter en flèche, tandis que les tensions au sein de la Russie s’intensifieront à mesure que les citoyens verront leur niveau de vie se détériorer en raison d’une guerre qu’ils sont à peine autorisés à mentionner. Alors que l’économie russe est durement touchée, la défaite irréversible se lit clairement sur les sinistres visages des généraux de M. Poutine. Le Kremlin peut réduire des villes en poussière, mais la nation ukrainienne sera, à jamais, hors de sa portée.

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, nous voyons des filles et des mères fuir vers l’exil, tandis que des grands-mères fabriquent sinistrement des cocktails Molotov dans des abris antibombes glacés. Les jeunes au visage blême reçoivent un fusil et apprennent à se panser lorsqu’ils perdent un membre. Comme des millions d’autres, mon cœur saigne après avoir vécu de telles horreurs quand Israël a envahi le Liban en 1982. Tout perdre, enlacer des êtres chers que nous ne reverrons peut-être plus, tout en sachant que nos vies changeront à jamais.

La dignité et le courage de l’Ukraine face à ce mal inimaginable sont, pour nous tous, une leçon d’humilité. Ils réveillent la conscience et le sens de la justice qui sommeillent depuis longtemps dans le monde.

Le Moyen-Orient est depuis longtemps embourbé dans ce mal, avec les génocides, les nettoyages ethniques et les guerres d’annexion. Al-Assad, Israël, l’Iran, Erdogan, le Hezbollah, les Houthis et Al-Hachd al-Chaabi doivent comprendre que le monde civilisé défendra les droits de l’homme et la justice, quelle que soit l’appartenance ethnique ou la foi. La puissance brute a toujours tort. Le mal est autodestructeur et insoutenable. L’injustice ne devrait jamais régner.

 

«La dignité et le courage de l’Ukraine face à ce mal inimaginable sont, pour nous tous, une leçon d’humilité. Ils réveillent la conscience et le sens de la justice qui sommeillent depuis longtemps dans le monde.» - Baria Alamuddin

 

Il n’a fallu que quelques jours pour que l’Europe se réveille et se débarrasse de trois décennies de complaisance stratégique. Le monde occidental n’est pas plus à l’abri du cours implacable et brutal de l’Histoire que n’importe où ailleurs.

Le monde réapprend que la souveraineté, la liberté, l’intégrité territoriale et le droit international ne sont pas des attributs naturels qui prévalent spontanément, mais plutôt des principes fondamentaux pour lesquels il faut lutter et que des millions de citoyens épris de paix sont prêts à mourir pour protéger.

Quelle que soit l’issue de cette crise, l’Histoire retiendra la lutte courageuse du peuple ukrainien face à des obstacles colossaux. Elle montrera également si le reste du monde civilisé réaffirmera la primauté du droit international et de la souveraineté nationale, pour s’assurer que les États agresseurs ne puissent pas menacer les nations éprises de paix, dans toute l’Eurasie, le monde arabe et partout ailleurs.

Baria Alamuddin est une journaliste primée et une présentatrice au Moyen-Orient et au Royaume-Uni. C’est la rédactrice en chef du syndicat des services de médias. Elle a déjà interviewé un grand nombre de chefs d’État.

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com