La traduction française du dernier ouvrage du philosophe allemand Jürgen Habermas (92 ans), consacré à l'histoire de la philosophie, vient de paraître. Le premier tome de ce livre-testament cerne le long récit de la philosophie occidentale à partir de la problématique de la foi et de la raison, qui a suscité, depuis la théologie de saint Augustin, un intérêt particulièrement vif.
Cette question, jugée souvent dépassée après la dernière grande tentative, entreprise par Hegel, pour l'élaborer (opuscule Foi et Savoir, publié en 1802), est redevenue centrale et décisive ces dernières années dans la pensée discursive européenne.
Le philosophe français Jacques Derrida lui a consacré l'un de ses derniers livres, qui compte parmi les plus lus et les plus discutés (Foi et Savoir, 2000). Il y investit la charge sémantique profonde de la question de foi, au-delà des aspects institutionnels de la religion, au niveau des expériences de la messianité, de la promesse, de l'hospitalité et du pardon, qui dépassent largement les contours de la théologie classique.
Habermas, quant à lui, s'est attaché à reconsidérer la question de la religion à travers une nouvelle réflexion qui a pour objet la sécularisation et son impact sur les problématiques éthiques contemporaines relevant des enjeux sociétaux actuels. Sur son chemin, il a croisé la pensée néothomiste du cardinal Joseph Ratzinger (devenu le pape Benoit XVI), avec lequel il s'est engagé, en 2004, dans un débat philosophique profond axé sur le problème de la sécularisation dans ses dimensions métaphysiques et morales.
Bien qu'il soit le fils légitime de la théorie critique de l'école de Francfort, dans sa conception humaniste qui assigne à la philosophie le rôle de défense de l'autonomie de la rationalité conçue comme émancipation et libre volonté réflexive et civique, Habermas plaide pour une réintégration de la religion dans la sphère de la raison publique, dans une «post-secular society» («société postlaïque», NDLR).
Les religions comme systèmes symboliques et comme traditions historiques ont certes une «réserve de sens» susceptible de valorisation cognitive et éthique, mais elles doivent nécessairement se plier aux règles de la raison publique.
Si le cardinal Ratzinger reste attaché à la conception théologique du «droit naturel» comme gage d'immunité éthique contre les tendances naturalistes et matérialistes, dont les effets sont désastreux sur le sort de l'humanité, Habermas reprend à son compte les acquis de la modernité comme «projet inachevé» ouvert sur l'avenir.
S'il reconnaît les impasses d'une rationalité naturaliste autoréférentielle incarnée socialement et politiquement dans le droit positif comme principe régulateur du régime des libertés civiques, il n'en demeure pas moins attaché à la référence universelle de la raison publique comme base unique de la discussion argumentative ouverte dans les sociétés libérales.
Les religions comme systèmes symboliques et comme traditions historiques ont certes une «réserve de sens» susceptible de valorisation cognitive et éthique, mais elles doivent nécessairement se plier aux règles de la raison publique suivant l'injonction kantienne de «traduction» du contenu de la foi dans les termes de la «simple raison» afin d'extraire «le concept» du «révélé» selon le lexique hégélien.
Ce que Habermas démontre dans sa dernière œuvre monumentale sur l'histoire de la philosophie, c’est que la religion et la philosophie n'ont jamais représenté deux régimes de savoir dissociés ou séparés. Elles relèvent même d'une source commune, qui est l'immanence du sacré et sa moralisation humaniste, exprimée dès la «période axiale» (concept de Karl Jaspers) par la philosophie grecque et la tradition religieuse monothéiste.
Si les chemins de la philosophie et de la religion ont divergé depuis les temps modernes après la montée de la pensée des Lumières radicales, il est possible de considérer, à la lumière d'une certaine lecture de Nietzsche, que la dynamique de sécularisation comme sortie de la religion et comme état d'agnosticisme institutionnel n'est qu'une consécration de l'esprit de la théologie rationaliste et humaniste dans sa séparation ultime entre la métaphysique surnaturelle et la gestion immanente du monde naturel et vivant.
On attribue à l'écrivain français André Malraux la prophétie suivante: «Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas.» Le regain de la philosophie de la religion peut-être considéré sous cet angle comme l'illustration parfaite de cette tendance, qui n'a rien à avoir, cependant, avec le réveil des identités confessionnelles ni avec celui des extrémismes violents.