Dans le dernier numéro de Foreign Affairs, les deux politologues américains Alexander Cooley et Daniel Nexon abordent l'épineuse question de l'avenir de l'ordre libéral mondial et de ses impasses actuelles.
Pour les deux chercheurs, l'ordre libéral issu de la Seconde Guerre reflétait l'état d'une conjoncture mondiale caractérisée par la double confrontation idéologique et géopolitique, entre deux camps: le premier est le capitalisme libéral, mené par les États-Unis, et le second est le socialisme illibéral, constitué des régimes communistes et révolutionnaires.
La chute des régimes communistes en Union soviétique et en Europe de l'Est a été saluée comme une percée décisive du modèle libéral dans le monde.
Dans cet ordre libéral mondial régnait l'espoir ferme de la transformation inéluctable des régimes politiques de l'autoritarisme en démocratie pluraliste représentative sous l'effet des processus de libéralisation des échanges commerciaux et des dynamiques d'interconnexion géopolitique planétaire.
La chute des régimes communistes en Union soviétique et en Europe de l'Est a été saluée comme une percée décisive du modèle libéral dans le monde et comme la consécration de la suprématie normative des idéaux des droits de l'homme et de liberté politique.
Ce que Cooley et Nexon démontrent est la réalité inverse de cette perspective annoncée: l'illibéralisme menace actuellement le monde libre de l'intérieur et de l'extérieur et l'ordre mondial en gestation se construit de nos jours au détriment du credo libéral.
Les innovations technologiques et la configuration en cours du système international ont eu pour résultat palpable l'accroissement des politiques et des mécanismes de repli, de contrôle et de répression, qui deviennent des outils de gouvernance communs aux différents régimes politiques, plus adaptés, à l’évidence, aux gouvernements autoritaires et despotiques.
Ces «asymmetric openness» («ouvertures asymétriques», NDLR) vont de pair avec la fragmentation du système international au profit des États autoritaires. Non seulement ces derniers réussissent à se positionner confortablement dans les institutions multilatérales, mais ils s'orientent également vers la construction d’institutions alternatives (de partenariat économique et de sécurité collective) qui sont des véritables écosystèmes autonomes et efficaces à l'abri de l'intervention et de l'influence des puissances libérales.
Une démocratie illibérale serait-elle concevable? La légalité souveraine pourrait-elle se substituer à la société ouverte des citoyens égaux et libres qu'est le modèle démocratique moderne?
Le paradoxe qu’il faut souligner est que les stratégies et politiques élaborées par les démocraties occidentales pour endiguer la menace illibérale externe les conduisent à des pratiques similaires: les guerres et interventions unilatérales, les mécanismes de contrôle et de surveillance illégaux, les mesures de restriction et de repli à caractère protectionniste.
Cette tendance s'exprime clairement à travers la montée fulgurante des mouvements populistes réactionnaires et de l'autoritarisme conservateur.
Selon Cooley et Nexon, la stratégie de revitalisation de la démocratie libérale suivie par le président Joe Biden risque de miner idéologiquement la politique extérieure américaine en s'alignant sur les nouvelles tendances gauchistes et altermondialistes et en accentuant les dissensions profondes dont souffre le champ politique américain.
Le soutien américain déclaré des régimes illibéraux en Europe à l'époque de l'ancien président Trump a été un facteur déterminant dans la fissure du bloc libéral occidental.
C'est ainsi que la nouvelle ligne de partage dans l'ordre des relations internationales ne relève plus des paramètres idéologiques ou politiques classiques, mais s'inscrit plutôt à l'intérieur même du camp démocratique.
Ce qui nous interpelle actuellement est la déconnexion notoire entre les fondements normatifs et conceptuels du libéralisme démocratique et les mécanismes représentatifs qui régissent les compétitions entre les acteurs politiques dans des sociétés pluralistes pacifiées.
Une démocratie illibérale serait-elle concevable? La légalité souveraine pourrait-elle se substituer à la société ouverte des citoyens égaux et libres qu'est le modèle démocratique moderne?
Ces questions, restées en suspens dans l'article de Cooley et Nexon, méritent un grand intérêt dans le contexte actuel marqué par la régression de l'idée libérale et son rétrécissement dans son espace originel.
Au-delà des problématiques théoriques relatives aux opportunités et aux modes d'agencement entre les idéaux de liberté, d'égalité et d'émancipation d'une part et les modalités pratiques de représentation et de désignation censées résoudre la question de la légitimité politique d'autre part, les relations internationales subissent aujourd'hui les répercussions négatives de la dissociation perceptible entre le libéralisme politique et la démocratie représentative.
La nouvelle configuration géopolitique mondiale se caractérise par une polarité multiple et pluridimensionnelle; les alliances se nouent et se dénouent au gré des événements conjoncturels et des changements successifs.
L'unité de conscience et d'intérêt qui était à l'œuvre dans l'ancien monde bipolaire ne peut plus servir de base solide pour un nouvel ordre libéral mondial. C'est ainsi qu'il est permis de douter de la fiabilité du projet du président Biden pour redynamiser l'alliance libérale internationale.
Seyid ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
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