Dans sa dernière livraison, la prestigieuse revue américaine Foreign Affairs (janvier 2022) publie une importante contribution du politologue et essayiste d'origine iranienne Vali Nasr sur la politique américaine au Moyen-Orient.
L'article intitulé «All against All» (titre inspiré de la fameuse formule hobbesienne de la guerre de tous contre tous dans l'état de nature) est un rude réquisitoire contre la politique de désengagement américain du Moyen-Orient.
Pour Nasr, le retrait américain de la région menace de créer un vide géopolitique qui ne pourrait être comblé que par les «rivalités identitaires» à caractère sectaire, alimentées par les forces locales sur la base de la vieille fracture multiséculaire sunnite-chiite.
Vali Nasr envisage les antagonismes stratégiques actuels dans le grand Moyen-Orient comme une montée du sunnisme radical en réaction au prosélytisme du chiisme révolutionnaire iranien. Les deux exemples de Daech et du régime des talibans seraient les signes révélateurs de cette tendance sunnite radicale.
L'enjeu principal de cette confrontation, selon Nasr, ce sont les compétitions stratégiques entre la théocratie chiite iranienne et les États sunnites de la région qui redoutent la politique d'expansion iranienne qui a abouti à une réelle hégémonie sur la grande partie du Levant (allant de l'Irak à la Syrie et le Liban) et au-delà de cette région, aux confins du golfe Arabique (au Yémen).
Vali Nasr envisage les antagonismes stratégiques actuels dans le grand Moyen-Orient comme une montée du sunnisme radical en réaction au prosélytisme du chiisme révolutionnaire iranien. Les deux exemples de Daech et du régime des talibans seraient les signes révélateurs de cette tendance sunnite radicale.
La conclusion de Nasr consiste à revendiquer un rôle minimal américain pour imposer l'équilibre géopolitique dans le Moyen-Orient, en maintenant l'Iran sous contrôle et en préservant les intérêts stratégiques américains afin de contrecarrer le rôle grandissant de la Russie et de la Chine dans la région.
L'article de Nasr reprend les idées qu'il a déjà exprimées dans ses écrits antérieurs, notamment dans son livre The Dispensable Nation paru en 2014.
Bien qu'il soit classé dans la mouvance de l'opposition iranienne, Nasr a fréquemment défendu l'option de la communauté d'intérêt et de destin entre l'Iran et les États-Unis, aux dépens du monde arabe. C'est dans cet ordre d'idées qu'il a manifesté son désaccord avec la décision de retrait américain de l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien prise par le président Trump.
Dans l'approche qu'il a préconisée dans son dernier article, l'erreur monumentale a été de cerner les crises géopolitiques du Moyen-Orient selon la grille d'interprétation confessionnelle, réduite à une confrontation sectaire entre sunnisme et chiisme.
La structure confessionnelle des sociétés moyen-orientales n'a en effet jamais été source de conflit ou d'antagonisme, ni en Irak, ni en Syrie, ni même au Liban ou au Yémen. L'institution religieuse chiite dans les pays arabes n'a guère subi l'influence iranienne depuis l'émergence de la dynastie safavide qui a été le premier État iranien se revendiquant du chiisme.
On peut affirmer sans nuance, que les politiques d'ingérence iranienne dans le monde arabe ne s'inscrivent pas dans une démarche confessionnelle classique, mais reflètent plutôt des enjeux d'hégémonie sur la base d'instrumentalisation idéologique et identitaire du pluralisme confessionnel local.
La fracture sectaire n'a jamais donc constitué un foyer de tension interne dans les sociétés moyen-orientales, avant l’irruption de l'idéologie révolutionnaire khomeyniste qui est une version chiite de l'islam politique, en déconnexion notoire avec la tradition chiite classique.
C'est ainsi qu'on peut affirmer sans nuance, que les politiques d'ingérence iranienne dans le monde arabe ne s'inscrivent pas dans une démarche confessionnelle classique, mais reflètent plutôt des enjeux d'hégémonie sur la base d'instrumentalisation idéologique et identitaire du pluralisme confessionnel local.
Les relais de cette stratégie hégémonique sont les partis – milices implantées dans les pays arabes – et non l'institution religieuse traditionnelle réfractaire à l'idéologie de wilayat al-Fakih («gouvernement du docte») qui est le fond théorique du modèle théocratique iranien.
Le philosophe iranien Daryush Shayegan (décédé en 2018) a démontré dans son livre Qu'est-ce qu'une révolution religieuse? (1982) que le modèle révolutionnaire introduit en Iran en 1979 a été le résultat d'une profanation séculière de l'horizon de l'attente messianique chiite qui renvoyait la grande échéance de la justice absolue à une conjoncture ultime méta- historique. Ce déplacement symbolique et dogmatique avait pour prix la réinterprétation idéologique de la théorie de l'imamat chiite qui va à l'encontre de la tradition chiite toujours ancrée dans l'institution de Nejaf qui a refusé après la chute de Saddam Hussein l'importation du modèle iranien.
Il s'en suit sans équivoque que la paix et la stabilité dans la région ne pourront être préservées et consolidées que par des politiques d'intégration citoyenne solides et efficaces qui dépassent les lignes de fracture identitaires et affrontent les ingérences extérieures qui sont source de désordre et d'anarchie.
Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.