Des avocats américains et britanniques qui représentent les réfugiés rohingyas ont engagé des poursuites judiciaires pour un montant total de 150 milliards de dollars (1 dollar = 0,88 euro) contre Facebook. Selon eux, cette entreprise n’est pas parvenue à mettre fin à la propagation des propos haineux qui ont conduit au génocide des Rohingyas en Birmanie. Il s’agit peut-être d’un moment décisif en matière de responsabilité sociétale des réseaux sociaux.
En Occident, nous savons que Facebook permet la prolifération de la désinformation et le développement des théories du complot qui, à leur tour, non seulement conduisent à la radicalisation et à la division de nos sociétés, mais sapent le fonctionnement de nos démocraties.
Pour autant, nous ne mesurons certainement pas combien la situation est plus grave ailleurs. Au fond, malgré tous les échecs qu’ils ont connus, Facebook et les autres réseaux sociaux géants consacrent des ressources considérables pour garder le contrôle de marchés où ils pourraient être confrontés à une réglementation, ne serait-ce qu’à des fins de conformité, et pour garder les politiciens à l’écart.
Ce n’est pas le cas dans la plupart des autres régions du monde. C’est difficile à croire, mais le contenu anglophone de Facebook est le plus civilisé. Oui, vos fils d’actualité qui regorgent de QAnon (théorie et mouvance conspirationniste d’extrême droite qui regroupe les promoteurs de théories du complot, NDLR) constituent ce qu’il y a de mieux sur Facebook. Il existe un Far West beaucoup plus effrayant ailleurs.
En effet, il est des régions à travers le monde où les gouvernements ne sont pas opposés à la désinformation et à la radicalisation qui proviennent de Facebook, mais où, au contraire, ces caractéristiques sont devenues des outils de contrôle pour les régimes totalitaires. Dans d’autres cas encore, Facebook s’apparente à un instrument au moyen duquel certains acteurs étatiques posent les bases politiques d’une violence généralisée. La Birmanie en est l’exemple type.
Le génocide des Rohingyas, en Birmanie, a culminé avec l’expulsion de plus de 700 000 personnes de leur pays d’origine vers le Bangladesh pendant quelques mois en 2016 et en 2017. Ce chiffre représente l’écrasante majorité des Rohingyas qui vivaient encore en Birmanie à ce moment-là.
Les Rohingyas ont été la cible d’une propagande gouvernementale hostile pendant des décennies, mais les choses ont empiré dans les années 2010. Comment? Dans son fil d’actualité Facebook, la population bouddhiste du pays, déjà méfiante, a été bombardée de «nouvelles» au sujet des projets des Rohingyas musulmans qui auraient consisté à «prendre le contrôle du pays et à le transformer en un État islamique».
Rappelons que les Rohingyas n’ont jamais représenté plus de 2% de la population du pays et qu’ils ont toujours été marginalisés, tant sur le plan politique qu’économique. Les articles de presse traitaient de viols présumés de femmes bouddhistes par des hommes musulmans rohingyas et évoquaient de nombreuses autres rumeurs, des spéculations et des théories du complot hostiles et hystériques.
Les médias d’État, en Birmanie, n’auraient jamais pu diffuser de telles nouvelles, même si les anciennes dictatures militaires auraient voulu qu’ils le fassent, car les médias officiels doivent conserver un semblant d’équilibre et de décorum.
En effet, en Birmanie, les premières agressions contre la communauté des Rohingyas à l’ère de Facebook ont eu lieu en 2012 et 2013. Il était alors question d’efforts «communautaires» menés en grande partie par des moines bouddhistes extrémistes ainsi que par des politiciens nationalistes et déployés principalement par l’intermédiaire de Facebook.
Les premiers accès de violence ont conduit au déplacement forcé de 200 000 à 300 000 personnes. Pourtant, Facebook n’a rien fait alors que les campagnes de propagande se multipliaient sur la plate-forme, et jusqu’aux événements de 2012. De même, la société n’a pas réagi devant les violences, même après 2013, lorsqu’elle était pleinement consciente du rôle que la plate-forme jouait dans cette situation.
Prendre des mesures contre la diffusion de propagande sur la plate-forme aurait coûté de l’argent et aurait pu entraver la «croissance» de Facebook. Les théories du complot et la radicalisation stimulent l’engagement – qui est précisément la raison d’être de Facebook.
Facebook a été mis en garde à plusieurs reprises par des experts internationaux des droits humains au sujet des répercussions graves que provoquait cette situation, mais l’entreprise a préféré accorder la priorité à son modèle économique, sans égard particulier pour la vie humaine. Les révélations faites par la lanceuse d’alerte Frances Haugen sur les priorités de la section anglophone de Facebook en disent long sur le manque d’éthique de l’entreprise partout ailleurs.
Il est des régions à travers le monde où les gouvernements ne sont pas opposés à la désinformation et à la radicalisation qui proviennent de Facebook, mais où, au contraire, ces caractéristiques sont devenues des outils de contrôle pour les régimes totalitaires.
Dr Azeem Ibrahim
Actuellement, il n’existe que deux façons d’infléchir les incitations de Facebook dans le but de limiter les dégâts que ce réseau cause à la société et aux individus à travers le monde: imposer toutes les conséquences juridiques, dans la mesure du possible, et réformer l’article 230 du Communications Decency Act (première tentative notable du Congrès américain pour règlementer le contenu pornographique sur Internet, NDLR). Cela permettrait de faire clairement savoir que l’entreprise devra assumer la responsabilité des préjudices qu’elle occasionne.
Les efforts destinés à réformer l’article 230 se poursuivent au Congrès, et c’est là une évolution encourageante. Toutefois, Facebook devrait être sanctionné pour ses choix historiques; il s’agit tout simplement d’une question de justice pour les victimes. Et nulle victime n’a davantage soif de justice que celle d’un génocide.
Le Dr Azeem Ibrahim est directeur du Center for Global Policy. Il est l’auteur de The Rohingyas: Inside Myanmar’s Genocide («Les Rohingyas: à l’intérieur du génocide de Birmanie»), un ouvrage publié en 2017 par les éditions Hurst.
TWITTER: @AzeemIbrahim
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com