Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne vient de publier une autobiographie philosophique du plus grand intérêt, Le Fagot de ma mémoire. Le titre de l’ouvrage, une formule empruntée à l'écrivain et poète sénégalais Birago Diop, illustre de manière expressive le rapport du philosophe à une trajectoire riche qui dépasse largement son brillant parcours intellectuel pour nous éclairer sur les enjeux cruciaux de la pensée africaine contemporaine. L’autobiographie traite des problématiques affrontées par un grand penseur musulman engagé avec force dans les débats d'idées sur la religion comme mode de conscience et pratique culturelle humaine.
C'est ce dernier aspect de l'œuvre de Diagne qui nous intéresse le plus ici. Ayant suivi et traduit en arabe une partie de cette œuvre monumentale, l'autobiographie de Diagne m'a parue guidée par une ambition de clarification et d'élucidation de son approche de l'idéal de l'universel qui demeure le point d'ancrage du questionnement philosophique. L’ouvrage est d’une grande actualité et fait écho aux vives discussions sur le postcolonialisme et sur l'irruption de l'islam comme spiritualité et communauté de confession dans le monde occidental.
Diagne a déjà consacré deux textes publiés à ces problématiques. Le premier traite de la pensée postcoloniale – dans le sillage de la philosophie de Bergson –, et de son impact sur l'écrivain et président sénégalais Léopold Sédar Senghor et le philosophe indien Mohammed Iqbal. Le second texte est consacré aux questions du dialogue interreligieux et aborde les thèmes récurrents sur l'islam contemporain lors d'un débat passionnant avec le philosophe français Remi Brague.
Mais l'intérêt du dernier livre autobiographique de Diagne consiste à aborder ces deux problématiques dans leur enchevêtrement complexe, à la lumière des récents débats enflammés des campus américains.
Diagne souligne à juste titre le rôle prépondérant joué par l'écrivain et critique palestino- américain Edward Saïd dans l'élaboration de la pensée postcoloniale. Ce dernier, qui a précédé Diagne à la prestigieuse université de Columbia, avait publié en 1978 son célèbre essai, L’Orientalisme, qui était à la fois le manifeste théorique de la pensée postcoloniale et un virage méthodologique de grande ampleur sur le traitement de la question de l'islam.
Suivant le chemin de l'illustre pionnier de la pensée décoloniale, Diagne revisite la question philosophique de l'universel en prenant en charge les exigences du pluralisme spirituel, normatif et culturel qui mettent en cause toute propension illégitime à s'approprier le fond commun de l'humanité.
L'islam africain a sa part significative dans ce legs, par le biais du riche patrimoine de la cité mythique de savoir de Tombouctou
Seyid Ould Abah
Pour Diagne, «le postcolonialisme n'est pas la célébration du relativisme. Il a souci de l'universel». Dans la continuité de l'écrivain martiniquais Aimé Césaire, il considère qu’il faut impérativement «mettre en question un universalisme qui ne serait que la manifestation d'un exceptionnalisme européen».
La notion préconisée ici est celle de «pluversalité», qui implique le pluralisme fécond de la diversité culturelle. Il s'agit d'un universel «horizontal» ou «latéral», selon les termes heureux de Maurice Merleau-Ponty, qui se construit en commun dans le dialogue et le brassage mutuel. C'est dans cet ordre d'idées que l'islam comme spiritualité et culture humaniste a une place de choix. Fidèle au message de son maître à penser, Mohammed Iqbal, Diagne met l'accent sur la métaphysique du mouvement et de l'altérité, qui à ses yeux caractérise l'islam dans sa tradition mystique et rationaliste, digne d'être insérée dans le récit philosophique universel duquel il a été souvent éjecté pour des raisons fallacieuses.
L'islam africain a sa part significative dans ce legs, par le biais du riche patrimoine de la cité mythique de savoir de Tombouctou, qui a été au Moyen Âge l'un des plus prestigieux centres d'érudition de la philosophie islamique. Ses manuscrits légendaires attestent aujourd'hui de cette réputation méritée, qui démontre que l'esprit philosophique africain n'a pas été circonscrit à l'oralité et à la sagesse narrative.
En grand homme de dialogue et d'échange, sans jamais céder à la polémique, Diagne, avec son dernier ouvrage, place la nouvelle question décoloniale dans l'horizon de concorde et de solidarité entre les composantes diverses de «la civilisation de l'universel», cette formule chère au président Senghor qui était à la fois un grand nationaliste africain, un chantre de la négritude, et un grand humaniste défendant avec force l'unité de destin de l'humanité.
Seyid ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie, et chroniqueur pour plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.