A-t-on jamais vu des combattants armés d’AK-47 ou de lance-roquettes lors d’une manifestation pacifique? Eh bien, oui. Le Hezbollah, prêt à réduire le pays en cendres pour empêcher les investigations qui pourraient établir sa culpabilité dans l’explosion du port de Beyrouth, a plongé le Liban dans cette situation désespérée.
Je n’ai jamais vu de citoyens libanais à ce point furieux contre le Hezbollah et contre la manière dont ses combattants vêtus de noir et lourdement armés imposent leur droit à faire échouer la justice, se vantant de leur capacité à «enflammer les rues» et à empêcher les membres du Parlement de se réunir. Ils cherchent à intimider le pays tout entier. Quand des miliciens enragés et armés ont fait irruption dans un quartier chrétien en clamant «Chia! Chia!» en pleine crise existentielle nationale, qu’espéraient-ils exactement?
N’oublions pas, cependant, que ce jeu se joue à deux. C’est la raison pour laquelle l’apparition de ces tireurs masqués était terrifiante. Il est désormais évident aux yeux de tous que plusieurs partis se préparent avec ferveur à des conflits confessionnels et s’apprêtent à ouvrir grand les portes de l’enfer.
Les dirigeants politiques jouent le rôle qui est le leur en appelant au calme; mais, si les protagonistes ne se résolvent pas à infléchir radicalement leur trajectoire meurtrière, les facteurs de conflit seront toujours les mêmes. L’armée est intervenue à maintes reprises pour rétablir l’ordre, mais si les soldats commencent eux aussi à rejoindre les clans sectaires, la situation ne tardera pas à devenir incontrôlable.
De nombreux dirigeants libanais actuels sont au pouvoir depuis les années 1970 et 1980 et se révèlent aussi efficaces dans la lutte contre les conflits que dans la gestion des différends politiques.
Tant qu’une si grande partie de la société sera appauvrie et désespérée, il y aura toujours des personnes qui serviront de pions dans la bataille de quelqu’un d’autre.
Les événements haineux qui ont eu lieu à Beyrouth, plus précisément à Ain el-Remmaneh, point de départ du déclenchement de la guerre civile de 1975, ravivent des souvenirs traumatisants. Ma génération se souvient parfaitement de la vitesse à laquelle la situation s’est dégradée sans qu’aucun parti ne puisse y mettre fin. Nous sommes nombreux à avoir migré d’une ville à une autre durant des mois, alors que la guerre était toujours en cours, et à avoir été contraints à l’exil à cause de l’invasion syrienne, puis israélienne.
Certains sous-estiment les répercussions de la guerre civile et disent que Beyrouth n’est plus ce qu’elle était en 1975; mais ils ont tort. L’état de Beyrouth est mille fois pire qu’en 1975. À l’époque, la capitale incarnait le centre culturel et économique du monde arabe. Aujourd’hui, de nombreux endroits de cette ville ressemblent à des zones sinistrées à cause de l’effondrement économique, des conflits civils permanents et de l’explosion du port.
Plusieurs personnes sensées se demandent s’il ne vaut pas mieux laisser tomber l’investigation au profit de la paix civile. Toutefois, si de puissants intérêts sont capables d’entraver si facilement la justice, c’est que l’autorité de la loi au Liban est déjà irrévocablement perdue. En 2008, le Hezbollah a provoqué des conflits pour protéger ses propres intérêts. Il a souvent activé des troubles civils dans le but de faire échouer les enquêtes sur le meurtre de Rafik Hariri ou d’autres personnalités nationales. Le Hezbollah se moque du système judiciaire et adopte la même attitude à chaque fois que des coupables sont identifiés: «Si vous les voulez, venez les chercher!»
Dans le discours furieux qu’il a prononcé la semaine dernière, le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a déclaré aux familles des victimes: «La justice ne vous sera jamais rendue.» Il a également accusé les autorités judiciaires de faire de la politique et est allé jusqu’à les blâmer pour l’explosion du port. «La culpabilité de ces juges est incontestable», a-t-il tonné. A-t-on jamais vu le premier suspect prendre la parole au tribunal pour accuser le juge de avoir commis l’assassinat?
Le Hezbollah revient à son mode par défaut, qui consiste à qualifier tout problème de «complot américain». Si seulement cela pouvait être le cas! Où est la communauté internationale quand le Liban en a tant besoin? Une intervention diplomatique énergique des parties occidentales et arabes est nécessaire pour contraindre tous les groupes à apaiser les tensions et prévenir instamment l’Iran que, si jamais il provoquait des conflits au Liban, les conséquences seraient irréversibles.
Les déclarations diplomatiques, lamentablement banales, ne sont que des prétextes à l’inaction. Pour la vaste diaspora libanaise, c’est le moment ou jamais de faire preuve d’engagement à travers des organisations de la société civile comme Nahwal Watan qui œuvre à soutenir de nouvelles personnes, indépendantes et progressistes, à l’approche des élections.
Nasrallah prétend qu’il tient à ce que les élections se tiennent dans les temps, mais les efforts que déploient le Hezbollah et son allié, le Courant patriotique libre (CPL), pour saboter le processus électoral montrent qu’ils sont parfaitement conscients que les votes ne leur seront pas favorables si le peuple a son mot à dire.
Il ne fait pas de doute que Nasrallah suit les élections irakiennes de près. Les malfaiteurs pro-iraniens de Hachd al-Chaabi ont souffert la semaine dernière d’une défaite sans surprise et amplement méritée. Il est ainsi passé de quarante-huit à quatorze misérables sièges parlementaires, comprenant à leurs dépens que les électeurs n’aiment pas être assassinés. Depuis leur défaite, les têtes brûlées de Hachd al-Chaabi émettent d’arrogantes diatribes concernant le renversement des «résultats truqués» – une menace qui engendrera inévitablement des conflits civils, s’ils sont stupides au point de poursuivre leur jeu.
Alors que tous les centres de pouvoir de l’Iran sont actuellement contrôlés par des extrémistes forcenés, Téhéran a investi des milliards pour garantir sa domination sur l’Irak et le Liban; il n’a pas l’intention de lâcher prise. Les ayatollahs pourraient engendrer des conflits au Liban et en Irak en un clin d’œil pour faire avancer ces objectifs.
Le scénario que nous redoutons depuis deux ans se présente désormais à nous: nous sommes sur le point d’être anéantis et seul un miracle pourra empêcher le massacre total.
Si de puissants intérêts sont capables d’entraver si facilement la justice, c’est que l’autorité de la loi au Liban est déjà irrévocablement perdue.
Baria Alamuddin
Peu importe qui a initié ces tensions. Tout ce qui compte, c’est de pouvoir prévenir les désastres. Le problème, c’est que personne ne se soucie assez du Liban pour mettre fin à la violence. C’est une question d’intérêts personnels: Nasrallah cherche à faire avancer le plan iranien, alors que diverses factions rivales courent après la présidence.
Le Liban est, dans son essence, un État pluraliste. Aucun parti ne peut espérer obtenir le pouvoir s’il n’est pas prêt à le partager. Une nouvelle décennie de guerre ne va certainement pas changer cette réalité.
Malheureusement, ces factions belligérantes ne possèdent ni la sagesse ni la prévoyance requises pour comprendre que le pays qu’elles cherchent à monopoliser sera bientôt réduit en cendres si elles continuent d’avancer dans cette direction.
Baria Alamuddin, journaliste plusieurs fois primée, est une présentatrice qui travaille au Moyen-Orient et au Royaume-Uni. C’est la rédactrice en chef du syndicat des services de médias. Elle a déjà interviewé un grand nombre de chefs d’État.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com