La semaine dernière, les démocrates se sont montrés dignes de la description astucieuse que l'humoriste Will Rogers a donnée de sa réputation de semeur de chaos. « Je ne fais pas partie d'un parti politique organisé. Je suis un démocrate », a dit sournoisement M. Rogers.
Ces sept derniers jours, le délai, que le Congrès s'était imposé pour faire passer le programme national incroyablement ambitieux du président Joe Biden, a été dépassé sans arriver à un résultat. On peut donc facilement se moquer des déboires du parti démocrate.
En effet, le Sénat a voté en faveur du projet de loi bipartisan sur les infrastructures pour un montant de 1 100 milliards de dollars. Ce projet prévoit l'amélioration des autoroutes, des routes, des ponts, des ports et du réseau électrique du pays, ainsi que le renforcement de l'internet à haut débit dans les zones rurales. Les Américains savent tous que les dépenses fédérales pour les infrastructures ont été honteusement insuffisantes depuis les jours de gloire de Dwight Eisenhower. Les sénateurs démocrates sont même parvenus à rallier les républicains à cette proposition, un exploit presque inédit dans le climat délétère qui règne à Washington.
Et c'est à ce moment-là que le chaos a fait son entrée en scène. La Chambre des représentants -- nettement plus proche de la gauche et dominée de plus en plus par le Congressional Progressive Caucus -- a refusé de voter en faveur du projet de loi sur l'infrastructure proposé par le Sénat tant que la Chambre haute n'aurait pas fait passer une partie de la liste de souhaits (wish list) proposée par les progressistes : celle-ci représente une enveloppe bien plus importante de 3 500 milliards de dollars et constitue le deuxième grand volet du programme législatif de Biden. Ce méli-mélo ingérable renferme une série de priorités dont rêvent depuis longtemps les progressistes : enseignement préscolaire gratuit, collèges communautaires gratuits, extension du programme Medicare, congés familiaux et médicaux payés, et plusieurs initiatives massives en matière d'énergie verte.
Ce rôle accru que jouerait le gouvernement fédéral dans la vie des Américains - à l'image du New Deal de Franklin Roosevelt et des initiatives de la Great Society de Lyndon Johnson - serait financé (partiellement, car le reste alourdirait davantage le déficit fédéral) par une hausse des impôts sur les sociétés et sur les particuliers qui gagnent plus de 400 000 dollars par an. Les progressistes sont conscients que la chance de faire adopter leur programme ne se présente qu'une fois par génération. Ils savent par ailleurs que les républicains ont de fortes chances de reprendre la Chambre des représentants lors des élections de mi-mandat prévues en 2022. Ils ont donc imposé au Sénat, plus modéré, de voter le projet de loi le plus vaste avant qu'ils n'examinent le projet de loi sur les infrastructures. Ils souhaitent de la sorte optimiser leur influence politique.
Soumise à une très grande pression, la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a toutefois demandé la semaine dernière à voter séparément sur le projet de loi sur les infrastructures. C'est là que tout a basculé pour le parti démocrate. En effet, les progressistes à la Chambre ont refusé de céder. Ils ont fait savoir qu'ils voteraient contre la loi sur les infrastructures, prisée par des modérés tels que les sénateurs Joe Manchin (Virginie-Occidentale) et Kyrsten Sinema (Arizona), si les deux projets de loi n’étaient pas à nouveau examinés et si le Sénat ne progressait pas dans l'adoption de la liste de souhaits. Mme Pelosi, toute penaude, a été contrainte de battre en retraite et d'annuler la promesse de vote sur la loi des infrastructures - un vote qu'elle allait inévitablement perdre sans le soutien des progressistes.
Le président Biden s'est précipité au Capitole pour tenter de sauver son programme. Un compromis s'est finalement dégagé. Les modérés se sont pliés au fait que le président avait pris le parti des progressistes en liant le sort des deux lois. Les progressistes, quant à eux, ont dû accepter de réduire considérablement la somme de 3 500 milliards de dollars correspondant à la liste de souhaits - un montant que M. Manchin a qualifié de « folie fiscale ».
C'est à ce moment-là que la plupart des médias se sont livrés à des autopsies politiques. Ils ont constaté subitement une réalité que nous avons évoquée l'année dernière : un fossé idéologique sépare les branches progressiste et modérée du parti démocrate, et ce fossé ne cesse de se creuser.
En outre, des observateurs politiques plus avisés ont soulevé un point historique important : contrairement à Roosevelt et Johnson, qui ont fait passer leurs programmes législatifs colossaux à une époque où le Congrès était contrôlé par une majorité écrasante de démocrates, Biden cherche à faire passer un programme extrêmement ambitieux tout en composant avec un Sénat divisé à égalité et une Chambre des représentants où le parti démocrate ne dispose que du maigre avantage de 220 à 212. Ces chiffres étriqués ne correspondent pas aux ambitions faramineuses du programme de M. Biden.
Même si les deux camps du parti démocrate en ont assez de devoir composer l'un avec l'autre, ils ne sont pas tout à fait en désaccord sur la facture budgétaire
Dr. John C. Hulsman
Cependant, il est trop tôt pour dire que la présidence de M. Biden est vouée à l'échec. Derrière ce chaos, on a assisté la semaine dernière à un accord permettant de sauver les deux projets de loi – mais il faut avoir une certaine clairvoyance pour s’en rendre compte. Le montant maximal que le sénateur Manchin souhaitait consacrer au projet de la liste de souhaits serait de 1 500 milliards de dollars. Ce même jour, M. Biden a informé les progressistes de la Chambre des représentants qu'ils devraient se contenter d'un budget moins important que ce qu'ils souhaitaient, avançant qu'un projet de loi se situant entre 1 900 et 2 300 milliards de dollars était susceptible de passer. En d'autres termes, même si les deux camps en ont assez de devoir composer l'un avec l'autre, ils ne sont pas tout à fait en désaccord sur la facture budgétaire.
Par ailleurs, M. Manchin s'est dit prêt à faire des concessions sur le plafond des dépenses sous la direction de M. Biden, tout comme le House Progressive Caucus. En effet, comme on le dit souvent, légiférer, c'est comme préparer des saucisses ; nous aimons tous leur goût, mais ne souhaitons pas voir comment elles sont faites. Cela s'applique certes aux événements survenus la semaine dernière. Néanmoins, le risque politique le plus significatif tient au fait que M. Biden a contraint les rivaux, modérés et progressistes, au sein de son parti à faire des concessions. Nonobstant le tapage qui se fait entendre, il a dorénavant plus de chances de faire passer la plus grande partie de son programme national.
Dr. John C. Hulsman est président et associé directeur de John C. Hulsman Enterprises, une importante société de conseil en risque politique mondial. Il est également chroniqueur principal pour City AM, le journal de la ville de Londres. Il peut être contacté via chartwellspeakers.com
NDRL : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com