SAN FRANCISCO: Des sénateurs américains ont de nouveau promis, mardi, d'agir contre le pouvoir colossal de Facebook. Ils y sont vivement encouragés par une lanceuse d'alerte, une ancienne ingénieure du géant des réseaux sociaux venue témoigner au Congrès des dommages sociétaux causés par son ancienne entreprise.
Mais jusqu'à présent, les efforts pour mieux réguler les plateformes omniprésentes du groupe américain ont été aussi lents qu'enthousiastes.
Au Congrès
Réduire le pouvoir économique de Facebook et encadrer sa politique de modération sont les deux principaux enjeux pour les élus américains férus de régulation technologique.
Fin juin, une commission parlementaire a approuvé six projets de lois qui ouvrent la voie à de potentiels démantèlements de Google, Facebook, Apple et Amazon.
Ces nouvelles législations leur interdiraient d'acquérir des concurrents.
Elles imposeraient aussi la "portabilité" des données, permettant aux utilisateurs de Facebook de quitter plus facilement la plateforme avec leurs contacts et infos personnelles.
Mais aucune date n'a encore été fixée pour un vote et la compatibilité avec le droit de la concurrence actuel n'est pas garantie. "L'élan antitrust va se briser contre un mur", a prédit l'analyste indépendant Dan Ives.
En outre, les élus sont divisés, surtout sur les questions de liberté d'expression.
Beaucoup veulent réformer la "Section 230", une loi de 1996 qui protège les hébergeurs sur internet de poursuites liées aux contenus publiés par des tiers, pierre angulaire des réseaux sociaux.
Mais un accord semble quasiment impossible à trouver entre des démocrates partisans de règles plus strictes contre la désinformation et des républicains qui crient régulièrement à la "censure".
Des Etats à majorité républicaine comme la Floride et le Texas essaient du coup d'adopter des lois pour empêcher les réseaux de policer les propos des candidats politiques.
Les autorités américaines ont néanmoins remporté une petite victoire récemment, grâce aux révélations de la lanceuse d'alerte : Instagram a temporairement suspendu le développement d'une version pour les moins de 13 ans.
Frances Haugen, l'ingénieure déterminée à rendre Facebook moins nocif
Frances Haugen, qui a livré mardi un témoignage accablant contre Facebook devant le Congrès américain, est convaincue de sa nouvelle mission: faire comprendre que le réseau social peut être aussi dangereux que bienfaisant et qu'il doit en conséquence être bridé.
Cette femme de 37 ans, ancienne membre d'une équipe dédiée à l'intégrité civique au sein du groupe de Mark Zuckerberg, a récolté des milliers de documents internes avant de quitter l'entreprise en mai.
Confiés notamment au Wall Street Journal, ils ont suffisamment alarmé les élus américains pour qu'ils organisent rapidement une audition sur la protection des enfants en ligne.
Frances Haugen avait déjà dévoilé son visage au grand public dimanche, dans l'émission "60 minutes".
Mardi, vêtue d'un tailleur noir, cheveux blonds sur les épaules, elle a livré un témoignage clair, calme et incisif devant les parlementaires.
Frances Haugen dit avoir vu un ami proche se perdre dans les méandres des théories conspirationnistes.
"C'est une chose d'étudier la désinformation, c'en est une autre d'y perdre quelqu'un", a-t-elle raconté dans une interview au Wall Street Journal.
Embauchée chez Facebook en 2019 avec l'espoir d'aider l'entreprise à corriger certains défauts, Frances Haugen s'est de plus en plus inquiétée des choix opérés par le groupe.
Témoigner
Pour gagner de l'argent grâce aux publicités, explique-t-elle, le réseau social doit faire en sorte que ses membres restent sur la plateforme le plus longtemps possible. Et pour ce faire, les contenus haineux et sources de discorde sont souvent les plus à même de retenir l'attention.
Facebook a bien mis en place des équipes pour limiter la désinformation au moment des élections et modifié ses algorithmes pour réduire la diffusion de fausses informations.
Mais son équipe, qui s'intéressait aux risques que pouvaient poser certains utilisateurs ou certains contenus à l'approche d'élections, a été démantelée peu après le scrutin présidentiel américain de novembre 2020.
A peine deux mois plus tard, le 6 janvier, le Congrès américain était envahi par des émeutiers.
Frances Haugen a alors vraiment commencé à mettre en doute la volonté du groupe de mettre suffisamment de moyens sur la table pour protéger ses membres. Facebook, conclut-elle, préfère privilégier ses profits.
En mars, elle s'installe à Porto Rico en espérant pouvoir continuer à travailler à distance. Les ressources humaines lui disent que ce n'est pas possible. Elle accepte alors de démissionner, a-t-elle expliqué au Wall Street Journal.
Mais il faut témoigner de ce qui se passe à l'intérieur du groupe, croit-elle fermement: les propres recherches de l'entreprise montrent bien que passer du temps sur Instagram peut nuire à la santé mentale des adolescents.
Elle collecte des documents sur Facebook jusqu'au dernier moment, s'attendant à être prise la main dans le sac à tout instant, et contacte en parallèle une ONG spécialisée dans l'aide aux lanceurs d'alerte.
«Je veux sauver» Facebook
Sur son compte Twitter, tout juste créé, elle se définit comme une "militante pour la surveillance publique des réseaux sociaux".
Ses premiers mots: "Ensemble nous pouvons créer des réseaux sociaux qui font ressortir le meilleur de nous-mêmes."
Née dans l'Iowa, Frances Haugen raconte sur son site avoir participé tout au long de son enfance, avec ses deux parents, professeurs, aux primaires de l'élection présidentielle, ce qui lui a "instillé un fort sentiment de fierté pour la démocratie et l'importance de la participation civique".
Elle a assisté plusieurs fois au festival Burning Man, qui se tenait chaque année dans le désert du Nevada avant la pandémie, en tant que volontaire ayant pour rôle d'expliquer les règles aux participants et de les aider à résoudre les conflits.
Ingénieure de formation, elle se définit elle-même comme une spécialiste des algorithmes, une compétence qu'elle a exercée chez plusieurs géants de la tech. Elle a travaillé chez Google, pour l'application de rencontres Hinge, le site de recommandations de commerces Yelp, le réseau Pinterest, et finalement Facebook.
Le 17 mai, peu avant 19h00, elle se déconnecte pour la dernière fois du réseau interne à l'entreprise, a-t-elle raconté au Wall Street Journal.
Comme pour se justifier, elle laisse une dernière trace écrite: "Je ne déteste pas Facebook", tape-t-elle alors sur son clavier. "J'aime Facebook, je veux sauver" le groupe.
Au tribunal
Le président américain Joe Biden a donné un nouvel élan aux enquêtes et poursuites visant la Silicon Valley, mais là non plus, personne n'attend de procès ou de condamnations rapides.
L'autorité américaine de la concurrence (FTC) et les procureurs de 48 Etats et territoires américains accusent Facebook de monopole illégal, mais leurs plaintes initiales ont été retoquées par un juge fédéral pour manque de précision.
En août, la FTC a revu sa copie. Elle y soutient que le groupe a "illégalement racheté ou enterré les nouveaux innovateurs quand leur popularité devenait une menace existentielle", en référence à Instagram et à la messagerie WhatsApp, acquises en 2012 et 2014.
L'autorité estime que "les réseaux sociaux personnels constituent un type de service en ligne unique et distinct", et un marché contrôlé à plus de 65% par Facebook et Instagram - donc un quasi-monopole.
Facebook assure de son côté que la présidente de la FTC, Lina Khan, réputée pour son hostilité aux monopoles des grandes plateformes technologiques, "cherche à servir ses propres intérêts".
La firme californienne fait aussi face à d'autres procédures de moins grande ampleur, portant souvent sur la confidentialité des données des utilisateurs.
A l'étranger
Bruxelles et Londres ont ouvert en juin des enquêtes contre Facebook pour déterminer si l'entreprise a exercé une concurrence déloyale, et ont prévu de collaborer.
La Commission européenne soupçonne notamment le géant de la publicité numérique d'avoir utilisé des données recueillies auprès d'annonceurs présents sur ses plateformes, afin de les concurrencer sur leurs propres marchés.
En matière de régulation, le vieux continent a pris une longueur d'avance avec l'entrée en vigueur en 2018 du règlement européen sur la protection des données (RGPD), qui encadre la récolte des informations personnelles à des fins publicitaires, le moteur économique de Facebook. Une loi ensuite copiée par certains Etats américains, comme la Californie.
Du côté de la modération, la France oblige depuis l'été 2020 les plateformes à retirer sous 24 heures les contenus "manifestement" illicites.
L'Australie, elle, a remporté une victoire en février, forçant les géants de la tech à payer en échange des contenus d'actualité, qui génèrent du trafic. Les médias australiens percevront ainsi des millions de dollars de Google et Facebook.
En revanche, le projet de plusieurs pays européens de créer une taxe numérique internationale patine, notamment à cause de la réticence des Etats-Unis.