WASHINGTON : "Un catalyseur", voilà comme un élu a décrit la lanceuse d'alerte Frances Haugen, dont l'exposé a écorné mardi l'image de Facebook au point de pousser le Congrès à promettre de mieux réguler le géant californien.
"Banqueroute morale", "spirale", l'ingénieure informatique de 37 ans a décrit, avec calme et précision, la situation d'une entreprise qui a renoncé, selon elle, à quelques principes moraux au nom du profit.
"Vous avez été un catalyseur pour le changement comme je n'en ai encore jamais vu et je travaille sur ces sujets depuis 10 ou 15 ans", a commenté le sénateur démocrate Richard Blumenthal lors de son audition par la commission au Commerce du Sénat.
Il y a trois jours, cette trentenaire était inconnue, informaticienne parmi d'autres, à la carrière réussie mais loin des cercles dirigeants de Facebook. Aujourd'hui, son visage a fait le tour du monde et elle incarne, au moins pour quelques jours, la rébellion contre la toute-puissance des géants de la tech.
"Je sais que Facebook a les ressources et potentiellement la motivation pour ruiner mon existence, mais je l'accepte parce que je sais que je suis en accord avec mes valeurs et ce en quoi je crois", disait cette diplômée de Harvard dans une vidéo mise en ligne dimanche.
"Vous êtes une héroïne du 21 siècle, qui a averti notre pays des dangers que courent notre jeunesse et notre démocratie", a salué, solennellement, le sénateur démocrate Ed Markey. "Notre Nation vous est reconnaissante."
"Nous avons encore le temps d'agir. Mais il faut le faire maintenant", a exhorté Frances Haugen, qui a quitté Facebook en mai dernier après deux ans passés au sein de l'entreprise.
Au fil de son témoignage et des questions des sénateurs, elle a déroulé de façon implacable les contradictions et les turpitudes des dirigeants de Facebook, qui "financent leurs profits avec notre sûreté", selon elle. Parmi les dérives du groupe, selon Frances Haugen, les méthodes qui poussent les adolescents à utiliser Instagram à haute dose, au point de sombrer parfois dans l'addiction.
"Nous ne mettons pas les profits avant la sûreté des gens", a rétorqué un porte-parole de Facebook après l'audition. Pour lui, le groupe n'a aucune "incitation" à faire autre chose que "d'offrir au maximum de gens un moment positif sur Facebook".
Au passage, Frances Haugen a décerné une mention spéciale à Mark Zuckerberg, co-fondateur et PDG de l'entreprise, dont l'absence depuis le début de ce scandale est de plus en plus criante. Plusieurs sénateurs l'ont d'ailleurs invité mardi à venir répondre à leurs questions.
"Il n'y a pas d'entreprise aussi puissante qui soit contrôlée de manière aussi unilatérale. Donc au final, la responsabilité revient à Mark. Et il ne rend de comptes à personne. Et Mark Zuckerberg est, dans les faits, le concepteur en chef des algorithmes", a assuré l'ingénieure.
"L'époque durant laquelle vous avez envahi notre vie privée, promu des contenus toxiques et utilisé des enfants et des adolescents est révolue. Le Congrès va agir", a réagi le sénateur Ed Markey.
Pour étayer ses allégations, Frances Haugen s'appuie sur son expérience au sein de l'entreprise et sur des milliers de documents qu'elle a emportés avec elle au printemps dernier.
Déjà présentés, pour partie, par le Wall Street Journal mi-septembre, ils montrent qu'une partie des adolescentes utilisatrices d'Instagram sont encore moins à l'aise avec leur corps qu'elles ne l'étaient auparavant.
L'audition de cette informaticienne intervenait au lendemain d'une panne gigantesque, sans précédent dans l'histoire du groupe, qui a mis hors service ses quatre plateformes, les réseaux sociaux Facebook et Instagram, ainsi que les messageries WhatsApp et Messenger.
Au sujet de la version d'Instagram pour les moins de 13 ans, projet officiellement suspendu fin septembre, l'ingénieure a expliqué qu'elle ne voyait pas Facebook renoncer. "Ils doivent s'assurer que la prochaine génération est tout aussi investie dans Instagram que celle d'aujourd'hui."
Un porte-parole de Facebook a réagi, sur Twitter, en soulignant que Frances Haugen n'avait "pas travaillé sur la protection des enfants (chez Facebook) ou sur Instagram (...) et n'a pas de connaissance directe de ces sujets provenant de son travail chez Facebook".
Pour la lanceuse d'alerte, il faut imposer à Facebook davantage de transparence et de partage d'information, avec l'aide d'un nouveau régulateur dédié aux géants d'internet, à même d'appréhender la complexité de ces plateformes.
"Il est temps de créer une agence de protection des données et de forcer (les géants de la tech) à rendre des comptes", a tweeté mardi la sénatrice Kirsten Gillibrand.
"Nous ne sommes pas d'accord avec sa façon de présenter les sujets sur lesquels elle a témoigné", a commenté Lena Pietsch, porte-parole de Facebook. "Mais nous sommes d'accord sur une chose: il est temps de créer de nouvelles règles pour internet. (...) Et plutôt que d'attendre de l'industrie des changements sociétaux, (...) il est temps pour le Congrès d'agir."
Les principales déclarations de la lanceuse d'alerte
« Coincé dans une spirale »
"Facebook est coincé dans une spirale dont ils ne parviennent pas à se sortir", a expliqué l'ingénieure informatique au sujet des effets négatifs de ses plateformes, dont a conscience l'entreprise. "Ils cachent ces informations parce qu'ils se sentent coincés. (...) Ils doivent admettre qu'ils ont mal agi, qu'ils ont besoin d'aide. C'est ce qu'on appelle la banqueroute morale."
« La responsabilité revient à Mark »
"Mark Zuckerberg (co-fondateur et PDG de Facebook) a un rôle unique dans l'industrie de la tech parce qu'il détient 55% des droits de vote de Facebook (58% en réalité). Il n'y a pas d'entreprise aussi puissante qui soit contrôlée de manière aussi unilatérale. Donc au final, la responsabilité revient à Mark. Et il ne rend de comptes à personne. Et Mark Zuckerberg est, dans les faits, le concepteur en chef des algorithmes."
La santé, prix du profit
"Les troubles de l'alimentation sont une chose sérieuse. Dans 60 ans, des femmes marcheront sur cette planète avec des os fragiles à cause de choix faits par Facebook pour privilégier le profit." Frances Haugen fait référence aux conséquences possibles de troubles de l'alimentation (ostéoporose notamment), certaines adolescentes utilisatrices d'Instagram ayant indiqué que la fréquentation de la plateforme détériorait encore la mauvaise image qu'elles avaient de leur corps.
"Dans 20 ans, des femmes qui voudront avoir des enfants ne le pourront pas parce qu'elles ont des troubles alimentaires en ce moment."
« Les algorithmes sont très forts »
"Les algorithmes sont très forts, dans le sens où ils trouvent les choses que veulent les gens pour rester (sur la plateforme). Et malheureusement, dans le cas des adolescentes (...), ils développent des spirales. Les enfants utilisent Instagram pour s'apaiser mais sont du coup exposés à de plus en plus de contenus qui les font se détester eux-mêmes."
« De petits compromis »
"Facebook doit assumer la responsabilité de ses choix", a-t-elle réclamé, "être prêt à accepter de petits compromis (susceptibles d'affecter) ses bénéfices".
« Leurs profits avec notre sûreté »
"Facebook ne devrait pas être laissé libre de choisir la croissance, la viralité (...) aux dépens de la sûreté du public. (...) Ils financent leurs profits avec notre sûreté."
Davantage de transparence
"Je crois qu'il est d'une importance vitale que nous mettions en place des mécanismes qui prévoient que les recherches internes de Facebook soient rendues publiques régulièrement."
Des bénéfices « absurdes »
"Beaucoup des changements dont je parle ne vont pas faire de Facebook une entreprise en pertes. Ce ne sera simplement plus une société qui dégage des profits absurdes comme c'est le cas aujourd'hui."
Relever l'âge minimum
"Je recommande fortement de relever l'âge limite à 16 ou 18 ans (contre 13 actuellement pour Facebook et Instagram) en me basant sur les données d'utilisation problématique ou d'addiction sur la plateforme et la question de l'auto-régulation des enfants."