Mohammed Arkoun nous a quittés, il y a exactement dix ans (le 14 septembre 2010). Ce grand historien engagé de la pensée islamique se lamentait au crépuscule de sa vie du sort de la dynamique réformiste en Islam, qui lui paraissait si prometteuse au début de son parcours intellectuel.
La problématique l’ayant préoccupé dans ses derniers écrits fut celle des obstacles épistémologiques et méthodiques qui ont entravé et bloqué la « raison islamique » moderne. Arkoun persistait dans son postulat historiciste qui consistait à conditionner l'élan moderniste des sociétés arabo-musulmanes au chemin parcouru auparavant par les sociétés occidentales, selon le même schéma évolutif unilatéral (la Renaissance, la Réforme, les Lumières).
La question devînt donc : comment accomplir d'une façon concomitante ces trois moments cruciaux distincts et espacés dans la trajectoire européenne ?
Arkoun persistait dans son postulat historiciste qui consistait à conditionner l'élan moderniste des sociétés arabo-musulmanes au chemin parcouru auparavant par les sociétés occidentales, selon le même schéma évolutif unilatéral.
Pour contourner cette aporie insoluble, Arkoun se résignait à limiter son champ d'intérêt à la méthodologie épistémologique critique, entretenant l'espoir pieux de révolutionner ainsi l'islamologie universitaire et au-delà d'elle, la pensée islamique en général.
Arkoun, enfant prodige de la tradition rationnelle universaliste française, était cependant prisonnier d'une approche radicale positiviste du mouvement des Lumières, qui était substantiellement différente des deux autres versants de la dynamique de « l'Aufklärung » européen : les Lumières écossaises axées sur la question du pouvoir politique et les Lumières allemandes orientées par l'usage public de la rationalité dans un contexte de réformisme religieux.
En référence à cette conception germanique des Lumières, Leo Strauss a forgé sa célèbre formule de « Lumières médiévales » ( medieval enlightenment) par laquelle il désignait ce mouvement philosophique arabo- juif qui s'est formé dans le sillage des trois grands penseurs rationalistes du moyen-âge (Alfarabi ,Ibn Rushd ,Maimonide ).
Pour Strauss, la grande originalité de ce mouvement d'idées fut d'avoir posé la question primordiale de la relation entre le dogme religieux révélé et la raison discursive universelle. En contraste avec les Lumières modernes, les Lumières médiévales ont gardé vivante la question des rapports à la fois conflictuels et complémentaires entre une foi qui s'énonce dans un texte sujet à interprétation allégorique et une rationalité qui puise son référentiel normatif dans une source absolue.
Le dispositif rationnel critique se déploie dans cette tradition selon les modalités de l'herméneutique textuelle libérée de l'autorité exégétique du pouvoir politique ou religieux.
C'est en ce sens qu'on pourrait parler d'un vrai moment de Lumières suivant la définition kantienne célèbre de l'Aufklärung « comme sortie de la tutelle et libre exercice de l'entendement ».
La grande différence entre les Lumières médiévales et les Lumières du dix-huitième siècle européen peut être réduite à l'aspect subjectif de la rationalité moderne et son impact direct sur la vie éthique et sociale.
L'homme moderne est un sujet libre et autonome,et sa volonté n'est assujettie à un aucun ordre normatif ou social, ce qui a permis au poète René Char de prononcer son célèbre aphorisme : " Notre héritage n'est précédé d'aucun testament ".
Cependant la critique précoce des lumières (entamée amplement depuis Hegel) a dévoilé les limites de cette rationalité autoréférentielle, désincarnée, déconnectée des traditions culturelles vivantes.
La grande différence entre les Lumières médiévales et les Lumières du dix-huitième siècle européen peut être réduite à l'aspect subjectif de la rationalité moderne et son impact direct sur la vie éthique et sociale.
C'est ainsi que les deux dynamiques de lumières (médiévale et moderne) se recoupent aujourd'hui et se complètent et se rejoignent dans l'injonction de rationalisation qui est le principe régulateur même de la pensée des lumières.
Arkoun, lecteur admiratif de la grande tradition humaniste arabe classique (à laquelle il a consacré sa thèse grandiose sur Ibn Misquayeh), n'a pas décelé en elle un potentiel herméneutique susceptible d'être rénové et réhabilité. Dans cette bévue, il a péché par illusion historiciste, en manquant le fondement même du tournant linguistique actuel qui est l'autonomie sémantique du texte et son caractère polysémique qui rend illusoire l'idéal d'appréhension objectivante et réductrice de l'énoncé interprété.
La demande moderniste, plus actuelle et nécessaire que jamais dans le contexte arabe, devra, selon nous, se greffer sur cette double dynamique des lumières, en renouant avec les potentialités et ouvertures non accomplies du texte hérité destiné à une réappropriation continue et les exigences de rationalité subjective libre, tout en étant située et incarnée dans une tradition compréhensive vivante. C'est ce « cercle herméneutique » (Ricœur) qui nous permet d'envisager à nouveaux frais le projet moderniste arabe.
Seyid Ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
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