Depuis quarante ans, paraissaient les premières publications du philosophe marocain Mohamed Abed Aljabiri dans le cadre de son grand projet de « Critique de la Raison arabe ».
Le terme de « raison arabe » est inspiré clairement de l'illustre philosophe allemand Emmanuel Kant qui a écrit ses célèbres trois critiques ayant révolutionné la pensée philosophique moderne.
Aljabiri a repris de Kant sa conception épistémologique de la raison comme instrument de connaissance, bien que son kantisme soit imprégné d'un mode de « strucruralisme génétique » qui combine l'analyse structurale et la périodisation historique.
Le projet d'Aljabiri, dont le prélude était un diagnostic sévère du « discours arabe contemporain », a eu, comme fruits, quatre publications monumentales : la genèse de la raison arabe, la structure de la raison arabe, la raison politique arabe et la raison morale arabe.
Notre objet ici n'est pas de présenter la pensée de ce philosophe, qui, dix ans après sa disparition, reste incontestablement le plus influent des intellectuels arabes .Notre souci se limite à saisir l'impact de la nouvelle orientation assignée par Aljabiri à la pensée arabe sur les grands enjeux de la société arabe actuelle.
Le concept-clé de cette nouvelle orientation est la notion de « tourath » difficile à traduire dans les langues européennes. Le sens littéral originel de ce mot est l'héritage au sens du bien transmis du mort au vivant, c'est donc du patrimoine au sens culturel qu'il s'agit. Ce terme n'a jamais été employé par la première génération des historiens de la culture arabe, comme Ahmed Amin, Gergi Zeidan ..., son usage remontant plutôt à la fin des années 1970 avec Hussein Marwa et Tayiib Tizini. Ces deux écrivains, qui se sont attachés à écrire des synthèses de quelques tomes sur la pensée arabe classique en usant de la grille conceptuelle et méthodologique marxiste , ont été les pionniers de la problématique du « tourath ». Par ce terme, ils désignaient le corpus religieux littéraire de l'âge classique, dans son contexte d'émergence historique déterminé par les facteurs socio-économiques changeants.
Par ce terme de « tourath », l'accent est mis sur la distance séparant le monde actuel de la culture arabe moyennâgeuse censée être dépassée dans ses idées et ses croyances.
Par ce terme de « tourath », l'accent est mis sur la distance séparant le monde actuel de la culture arabe moyennâgeuse censée être dépassée dans ses idées et ses croyances
Seyid Ould Abah
A partir d'une conception marxiste courante de l'idéologie, Marwa et Tizini dénoncent l'attachement de la société arabe contemporaine à cette culture classique considérée comme signe «d'aliénation» et de «fausse conscience ».
L'impasse dans laquelle s'est trouvée cette posture méthodologique consiste à assumer les conséquences tangibles de cet écart diagnostiqué entre une vision du monde jugée « anachronique» et «fallacieuse », bien qu'elle soit toujours dominante, et une réalité actuelle qui a ses propres exigences et ses «lois nécessaires» déniées pour des raisons idéologiques non objectives.
La ligne de conduite possible reste donc limitée à une alternative nihiliste : la révolution radicale impossible ou l'accommodement tactique avec une structure culturelle jugée inadaptée au conteste contemporain.
Ce marxisme qualifié de «subjectiviste» par Abdallah Laroui dans sa célèbre critique de « L'idéologie arabe contemporaine» a rompu tous les ponts avec l'opinion arabe séduite par les courants identitaires (pan arabistes et islamistes) .
C'est là où apparaît l'intérêt de l'oeuvre d'Aljabiri qui a transformé le paradigme du tourath de la conception d'un patrimoine dépassé, un legs de mort, à une conception herméneutique qui traite le corpus arabo-islamique classique comme une tradition riche et polysémique, qui ne pourrait être réduite à une lecture objective historiciste.
L'horizon culturel a, comme caractéristique spécifique, l'étendue sémantique qui dépasse les aires historiques ; il a, comme l'a souligné le philosophe marxiste italien Gramsci, son propre mode d'historicité. Et de ce fait, la rupture épistémologique nécessaire pour prendre conscience des déterminants sociaux historiques de la pratique discursive ne doit pas occulter les aspects herméneutiques de la lecture des textes, autonomes par rapport aux conditions initiales de leur production et contemporains par les opportunités d'interprétation ouvertes par le champ-même du discours. C'est cet axe de la question qui a été appréhendé par Paul Ricoeur sous la nomination heureuse de «cercle herméneutique».
Aljabiri nous invitait à mesurer la distance historique qui nous sépare de l'héritage culturel classique, tout en s'appropriant ce legs qui nous est destiné et qui est toujours à la base de nos convictions et nos orientations dans le monde. Il s'agit, selon ses termes, de passer du statut d’ êtres aliénés dans leur passé au statut d’êtres qui s'approprient leur héritage passé.
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français