L’immixtion de l’idéologique politique dans la sphère intellectuelle, la négation de la revendication et de l’autonomisation des individus ont fini par créer un déséquilibre, faisant de l’intelligentsia une catégorie sociale à la fois redoutée et fragilisée.
Longtemps ignorée par les pouvoirs politiques, bien que fortement ancrée dans la société notamment depuis les années 90, la fuite des cerveaux est au cœur du dernier ouvrage du docteur en sociologie Karim Khaled.
Elle est le résultat de plus de cent soixante-dix ans d’instabilités politique, sociale, identitaire, culturelle et religieuse qui a fait de l’élite algérienne une « caste » à part, qui inspirerait méfiance au sein de l’appareil politique, empêchant ce que l’auteur appelle son « émancipation sociale et professionnelle ».
Dans Les Intellectuels algériens, exode et formes d’engagement, publié à la fin de l’année dernière aux éditions Frantz-Fanon, Khaled tente de saisir, par une approche sociologique, les raisons et les conséquences de sa marginalisation, ses mécanismes de survie (intégration à la sphère politique par exemple pour une certaine catégorie) et ses ruptures.
Les quatre âges fondateurs de l’élite intellectuelle
Au commencement était donc, explique Khaled, le « premier âge » de l’histoire de la migration intellectuelle algérienne. Elle revêt, au milieu du XIXe siècle, un caractère idéologico-religieux.
Les structures traditionnelles de l’époque étant les « zaouïas, toroquiate (…) » génératrices de savoir religieux et scientifique. L’élite autochtone marque sa rupture avec le cadre colonial, perçu comme « mécréant », par une émigration vers « des terres d’islam ». La génération suivante vivra « des modes d’identification conflictuels », dès lors que deux paradigmes d’enseignement vont structurer le champ intellectuel : l’école coloniale de Jules Ferry et le maintien des écoles coraniques, zaouïas et médersas fondées par l’association des Oulémas.
Les deux autres âges voient le jour après l’indépendance et sont marqués, d’abord, par une situation de conflit à l’intérieur même de l’intelligentsia, scindée alors en deux blocs : « arabisant » et « francisant », et, à partir des années 1990, d’un sentiment de déception et de malaise profonds. Les conséquences de ces conflits face aux institutions puis au sein même de l’élite donnera lieu à un « héritage transgénérationnel ». Une bombe à retardement dont les conséquences seront la dislocation de l’élite « par une lutte de positionnement et de privilèges pour les uns, et pour la vocation professionnelle pour les autres ».