DUBAÏ : Un an s'est écoulé depuis qu'une explosion a dévasté Beyrouth ainsi que la vie de ses habitants. Plus de 200 personnes sont mortes et des dizaines de milliers se sont retrouvées sans abri lorsqu'une énorme cache de nitrate d'ammonium mal stocké s'est enflammée dans un entrepôt du port de Beyrouth, déclenchant une explosion dont l'onde de choc a été ressentie jusqu'à Chypre.
La catastrophe s’est abattue sur une population déjà ébranlée par des mois de difficultés suite à l'effondrement du système bancaire libanais, de multiples vagues de la pandémie de la Covid-19 et un gouvernement trop paralysé par les conflits internes pour réagir.
Baydzig Kalaydjian, une enseignante et journaliste libano-arménienne, se trouvait à Chypre lorsque l'explosion s'est produite. Elle est rapidement retournée à Beyrouth et elle travaille maintenant comme bénévole à DAFA, un groupe de campagne qui fournit des colis de nourriture, des vêtements et aide à rénover les maisons.
«Ce jour-là, en tant que Libanais, nous avons été brutalement tués», a révélé Kalaydjian, dont l'une de ses amis a perdu ses deux yeux lors de l'explosion. «Peu importe le temps qui passe, nous portons toujours avec nous le besoin de vérité, de justice et de responsabilité. Que pouvons-nous faire d'autre? Nous continuons à lutter pour la justice et exigeons un réel changement dans le système politique libanais».
En effet, pour marquer le premier anniversaire de l'explosion du 4 août et pour réaffirmer leur revendication de justice, des milliers de Libanais ont envahi les rues de la capitale, réclamant la destitution du gouvernement intérimaire.
Dans des scènes rappelant le mouvement social de 2019 connu sous le nom de «thawra », ou « révolution » en arabe, les manifestants se sont à nouveau affrontés avec les forces de sécurité dans le centre-ville de Beyrouth.
Les survivants regardent l'année écoulée avec un mélange de perplexité, d'angoisse, de colère et même de culpabilité. Marwa Darazi, 25 ans, a quitté Beyrouth et s'est installée à Dubaï en janvier 2021, où elle travaille dans les relations publiques. La culpabilité d'avoir quitté son pays pèse lourdement sur sa conscience. «Cela ne devient pas plus facile», a-t-elle déclaré à Arab News à l'occasion de l'anniversaire de l'explosion.
«La date du 4 août a vraiment changé la définition de ce que je pensais que la vie était. J'avais 24 ans et j'étais sur la bonne voie de ma carrière. Je venais de louer mon premier appartement avec vue sur le port, j'avais ma voiture, ma liberté, ma famille, et mes amis étaient autour. Je me sentais stable.
«Même si je savais que mon pays n’était pas sûr, l’idée d’avoir son propre chez soi me donnait automatiquement le sentiment de sécurité. Mais, en quelques secondes, tout cela m'a trahi».
Darazi, qui a été grièvement blessée dans l'explosion, travaillait pour une société de relations publiques de luxe à Beyrouth. Mais après la catastrophe, elle a commencé à faire du bénévolat pour Beb w Shebbek, une organisation caritative locale lancée par deux habitantes de Beyrouth Mariana Wehbe et Nancy Gabriel dans le but d’aider à reconstruire la vie des gens
«J'ai tout donné à Beyrouth», a confié Darazi. «À chaque vol de retour, je pleure comme si c'était la première fois que je partais. Il y a aussi la culpabilité de vivre ici (à Dubaï) pendant que mes parents souffrent sans électricité dans la chaleur, avec de la nourriture pourrie dans le réfrigérateur.
«La nourriture est super chère maintenant compte tenu de la dévaluation de la monnaie. Rien ne semble juste, peu importe ce que je fais ou où je suis. Tout ce que je peux faire, c'est dormir une autre nuit et prier pour que les fenêtres n'explosent pas. Est-ce normal?»
Annie Vartivarian, galeriste et collectionneuse d'art libano-arménienne, a perdu sa fille Gaïa Fodoulian, 29 ans, dans l'explosion. Vartivarian a choisi de rester à Beyrouth et de poursuivre le travail de sa fille en lançant AD Leb, une plateforme en ligne d'art et de design sur laquelle Fodoulian travaillait au moment de sa mort.
Vartivarian a organisé sa première grande exposition à Beyrouth en avril intitulée «Chacun est le créateur de sa propre foi», une référence à une publication sur Facebook que sa fille avait publiée quelques heures avant d'être tuée.
«Après un an, je ne suis pas surpris que nous n'ayons rien trouvé », a déclaré Vartivarian à Arab News. « En tant que personne née et élevée au Liban, et ayant vécu toute la guerre civile ici, je sais comment le pays fonctionne, comment les choses se passent et comment les fonctionnaires se cachent.
«Mais cela ne veut pas dire que je n'ai pas d'espoir que les choses changent, surtout avec ce que fait le juge Tarek Bitar».
Bitar, le président du tribunal correctionnel de Beyrouth, a été nommé pour mener l'enquête sur l'explosion de février 2021 à la suite de la destitution du juge Fadi Sawan. En début juillet, Bitar a annoncé qu'il avait l'intention d'interroger de hauts responsables politiques et des chefs de la sécurité en demandant la levée de leur immunité. Jusqu'à présent, les autorités ont rejeté ses appels.
Amnesty International, le groupe international de défense des droits de l’homme, a accusé les autorités libanaises d'avoir «entravé sans vergogne la quête de vérité et de justice des victimes» au cours des mois qui ont suivi l'explosion, protégeant activement les fonctionnaires de tout examen approfondi et entravant le déroulement de l'enquête.
«Je sais que, quoi que nous fassions, Gaia ne reviendra pas», a signalé Vartivarian. «En tant que mère qui veut que ses enfants soient heureux, j'espère juste qu'elle est heureuse maintenant, où qu'elle soit. Mais je pense qu'elle se reposera quand il y aura justice pour ce qui s'est passé et quand la réalité sera connue».
D'autres survivants ont choisi de quitter Beyrouth. Walid Alami, cardiologue au centre médical Clemenceau de Beyrouth, a décidé d'émigrer aux États-Unis. Il se souvient du carnage de cette nuit, il y a un an.
«En 10 secondes, le degré de destruction et de perte de vies humaines était quelque chose que nous n'avions pas connu même pendant la guerre civile ou les invasions israéliennes», a déclaré Alami à Arab News. «Je m'occupais de petites coupures, mais mon frère Ramzi, qui est chirurgien, travaillait aussi toute les nuits, les jours et les semaines qui ont suivi».
Ramzi a récemment déménagé à Washington D.C. «Il fait partie des milliers de médecins qui sont partis », a dévoilé Alami. «Personnellement, je prépare mon retour aux États-Unis car il est difficile de vivre au Liban en ce moment dans ces circonstances, sans parler de nos problèmes financiers. Nos salaires sont maintenant un dixième de ce qu'ils étaient auparavant».
Il a ajouté : «C'est une situation désastreuse et je ne vois pas une lueur d'espoir. Il faudra beaucoup de temps pour nous frayer un chemin à partir de ce trou profond dans lequel nous sommes».
L'artiste, conservateur et éditeur Abed Al-Kadiri a déménagé de Beyrouth à Paris en janvier 2021, mais il est retourné à Beyrouth pour participer aux commémorations de l'anniversaire.
«Je voulais être avec mes amis, collègues et survivants », a-t-il déclaré à Arab News. «Nous n’avons pas eu le temps ni les circonstances pour faire consciemment face à ce qui s’est passé et à ce que nous avons perdu. Je suis seulement parti. J'étais traumatisé et brisé. Je n'ai pas beaucoup travaillé depuis mon départ. J'ai essayé de me guérir. Mais c'était vraiment important pour moi de revenir».
Sarah Copland a obtenu un poste à Beyrouth pour travailler au Centre pour les femmes de la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l'Asie occidentale (ESCWA) en mettant l'accent sur l'égalité des sexes et les droits des femmes.
Elle n'était qu'à quelques semaines de quitter le Liban pour retourner dans son pays natal, l’Australie pour donner naissance à son deuxième enfant lorsque l'explosion s'est produite. L’explosion a tué son fils, Isaac, qui n'avait que deux ans.
«Isaac a été frappé à la poitrine par un morceau de verre», a confessé Copland à Arab News. «Nous l'avons transporté d'urgence à l'hôpital Rafik Hariri. J'ai également été blessé et j'avais beaucoup de verre incrusté dans mon corps, notamment dans mon visage. Étant à un stade avancé de ma grossesse, ils m'ont emmenée pour soigner mes blessures. Mon mari est resté avec Isaac, mais malheureusement notre Isaac est décédé quelques heures plus tard».
Copland travaille toujours à l'ONU mais elle est actuellement en congé en Australie. Elle n'envisage pas de retourner à Beyrouth, malgré son amour pour le Liban et les Libanais.
«Nous n'avons pas l'intention de retourner au Liban. Je ne sais pas comment la plupart des Libanais vivent le traumatisme de voir les restes de l'explosion tous les jours. Cela ne fait qu'ajouter à tant de traumatismes et je ne crois pas que nous puissions nous infliger cela à nous-mêmes».
«Le Liban s’est rapidement détérioré depuis l'explosion. C'était déjà en route, mais maintenant tout s'est empiré tellement plus vite».
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com