Un ami d’enfance
Dans cette petite ville où j’ai passé mon enfance je connaissais déjà le Liban. J’étais si jeune que je ne l’associais pas à un pays mais plutôt à un art de vivre. Ce garçon avec qui j’allais à l’école chaque matin me décrivait sa vie avec un luxe de détails. J’étais fasciné par sa capacité d’enchanter la vie. Il pouvait prendre une journée pour me raconter ce qu’il avait fait la veille.
Plus tard j’ai compris qu’il n’avait pas une vie plus rocambolesque que la mienne mais qu’en fait c’était un conteur-né. On se raconte constamment des histoires en Haïti, mais pas de cette manière. Il me parlait de sa grand-mère avec des étoiles dans les yeux. En allant poursuivre mes études à Port-au-Prince, j’ai perdu de vue ce compagnon des mille et un matins.
Dans les romans
J’ai retrouvé le Liban, mais cette fois j’étais au courant qu’il s’agissait d’un pays en fouillant dans la petite bibliothèque privée d’un voisin. C’était un homme solitaire qui quittait rarement sa maison. J’ai appris qu’il était assigné à résidence par Papa Doc, le dictateur. Il ne faisait que manger et lire des romans dont l’action se passait dans un restaurant et où la nourriture tenait le rôle principal. Il affectionnait Gabriela, girofle et cannelle du romancier brésilien Jorge Amado, et le lisait en portugais. Il me le racontait scène par scène, un peu comme mon jeune ami de Petit-Goâve. Je n’avais pas compris si ce Nacib était syrien ou libanais. C’était un syrien-libanais, conclut-il, et le Brésil en regorgeait. C’était un roman très parfumé, autant par la langue aux accents mêlés que par la cuisine aux épices divers. La cuisine permet les croisements, les mélanges constamment réactivités par d’irrépressibles désirs.
La générosité
Des décennies plus tard je suis devenu moi-même un écrivain, bien loin encore de la maestria de mon ami d’enfance et de cette culture qui accorde une place prépondérante à la nourriture, au récit sans fin, et d’une certaine façon à une vie à la fois matérialiste et poétique. On m’a invité au Brésil, à São Paulo, à la sortie en portugais d’un de mes livres. On m’a emmené à une réception au cœur du grand parc de São Paulo. La communauté libanaise recevait son grand écrivain, Amin Maalouf, qui venait d’être admis à l’Académie française. L’immense salle était bondée. Et Amin était entouré d’une foule d’admirateurs. Debout près de la porte d’entrée, je l’observais. Il avait ce sourire pudique de l’homme que la gloire n’avait pas changé. Soudain je fus entouré, on me fit franchir la foule pour me placer à la droite d’Amin Maalouf. Il m’avait repéré même si je n’avais jamais pris un café avec lui auparavant. Me voilà entre sa femme Andrée et lui. Autour de nous plus de 800 personnes qui ne comprenaient pas ce que je faisais à la place du maire de São Paulo. Cette générosité fait partie de la culture profonde du Liban. Est-ce pourquoi la douleur de Beyrouth nous touche tant ?
L’ambiance
Je suis enfin invité à Beyrouth. J’aurais aimé voir le Liban, mais souvent on confine les écrivains dans un bel hôtel du centre-ville de la capitale. On ne voit jamais le reste du pays. C’est ainsi que je passe ma vie de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel. Mais cette fois, il y a Maya Barakat de l’ambassade du Canada qui procède autrement. Dès le premier soir elle m’emmène manger dans un quartier résidentiel. Je me souviens de cette soirée chaude et étoilée. Et de la quantité de petits plats étalés sur la table. J’étais comme un enfant le jour de son anniversaire. Je me souviens qu’à un moment donné je me suis perdu dans cette ambiance que je connaissais bien à Port-au-Prince, dans la communauté libanaise. Cette communauté dont Georgia Makhlouf en a fait un si juste portrait dernièrement dans Port-au-Prince aller-retour. Ici, à Beyrouth, la musique est intense et l’émotion dense. Un cocktail qui m’a enivré ce soir-là.
La pluie
J’ai eu droit à une pluie qui a duré une bonne partie de la journée. Je suis un fétichiste de la pluie. Pour bien sentir une ville, j’ai besoin de la voir sous la pluie. Poésie liquide. La ville se déconstruit sous mes yeux éblouis. On choisit de prendre la route vers Byblos. Mais j’étais fasciné tout le long du chemin par toutes ces gouttelettes qui déformaient le paysage.
L’impression d’être dans un rêve. Cette sensation court dans toutes les directions, vers la beauté comme vers l’horreur. J’ai ressenti la même chose le soir du tremblement de terre de Port-au-Prince. Une sorte d’irréalité. Comme si on était sorti du mouvement fluide des choses. De la vie courante. Les enfants vivent différemment des adultes ces sorties de route. Toute la structure explose. Et on se met à imaginer une autre vie. Bizarrement trop de tristesse rend euphorique. Cela nous dépasse. La pluie nous a gardés dans cet état jusqu’au soir.
Le dîner
Une dame très vive et élégante s’est présentée à mon stand au Salon du livre pour m’inviter à dîner. Elle semblait à la fois courtoise et déterminée. On reconnaît une ville sophistiquée quand les écrivains de passage se font ainsi aborder. Elle vit rue Sursock, dans un quartier boisé. On m’y dépose le soir. Je traverse une grande pièce avec de magnifiques œuvres pour me rendre dans une salle plus intime où elle se trouvait avec deux ou trois autres personnes. J’apprends que c’est Lady Cochrane. Elle s’occupe de tout, elle est vivante, cultivée, pas maniérée. On a mangé sur une petite table, ce qui nous a rapprochés. Puis on a été prendre le café sur la véranda. J’ai eu l’impression d’être dans un autre siècle, avec cette femme habituée à dire le fond de sa pensée dans toutes les situations. Elle m’a fait cadeau du livre que Dominique Fernandez avait fait avec son complice le photographe Ferrante Ferranti sur le palais Sursock. J’ai passé la nuit à admirer les trésors du Sursock et à me pincer pour savoir si j’avais rêvé.
Si je parle ainsi de Beyrouth c’est que je me souviens qu’après le tremblement de terre de Port-au-Prince tout ce que j’attendais des gens c’était un peu de tendresse. Aujourd’hui toute ma tendresse va vers Beyrouth.