DUBAÏ: La dessinatrice de bandes dessinées et illustratrice libanaise, Raphaëlle Macaron, est devenue l'une des artistes les plus recherchées de la diaspora arabe. Son œuvre, qui attire le regard, rappelle les illustrations et les couleurs du pop art, les affiches de films égyptiens vintage. Les inspirations de l'artiste née à Beyrouth et basée à Paris vont de l'actualité aux pochettes de disques des années 1960 et 1970. Ses illustrations ont été commandées par The New Yorker, The New York Times, The Washington Post, et Amnesty International, pour ne citer que ceux-là.
L'amour de Macaron pour l'illustration remonte à son enfance et à la collection de bandes dessinées françaises de sa mère, bientôt suivies par les BD de super-héros et les romans graphiques américains.
«Ce que j'aime dans les bandes dessinées, c'est surtout qu'elles réunissent deux choses que j'aime le plus – le dessin et la narration», raconte-t-elle à Arab News. Son travail porte un regard souvent ironique et humoristique sur la vie moderne, et défend des personnalités culturelles arabes influentes. Alors, quelles sont les recettes pour créer une bonne illustration? «Le terme ʺillustrerʺ est précis», explique-t-elle. «Il faut illustrer une pensée, un sentiment ou un message politique. Une bonne illustration doit faire passer un message très efficace, parfaitement compréhensible, et créer de l'empathie avec le lecteur.»
L’illustratrice nous parle de certaines de ses œuvres préférées.
Explosion de Beyrouth (2020)
Cette image du verre brisé est la première que j'ai dessinée sur l'explosion de Beyrouth, un mois après qu'elle s'est produite. L'Orient-Le Jour, le journal francophone libanais, m'a demandé de faire l'illustration. C'était difficile, parce que je n'avais littéralement ni les mots ni les idées pour le faire. Je sentais que ça m’échappait, et j'étais complètement perdue. À l'époque, c'était la seule image que je pouvais proposer, car j’étais incapable d'avoir une ligne directrice ou de porter un message fort. Je me sentais vraiment brisée. Ce qui était particulièrement difficile, étant loin de Beyrouth à ce moment, c'était d'essayer de comprendre la gravité de la situation. Ce qui me manquait le plus, c'était d'être dans la rue, et d’avoir en tête une carte du Beyrouth qui n’existait plus. Dans ma tête, j'avais l'impression que tout était détruit.
Anatomie d'un cauchemar (2020)
J’ai conçu cette illustration six ou sept mois après l'explosion, après avoir vécu plus longtemps avec cette pensée, ce qui vient apparemment avec le trouble de stress post-traumatique. Ce dessin faisait partie d'un projet appelé Micro-commissions, qui a été lancé par le Beirut Art Center, pour lequel la galerie d’art a demandé à cinq artistes de réaliser des dessins quotidiens de n'importe quel état dans lequel ils se trouvaient. J'étais dans un cycle appelé I Draw The Line Here («Je tire un trait ici»). Il s'agissait évidemment de l'explosion, mais je me rends compte seulement maintenant que cette image n'est pas très éloignée de celle d'Edward Saïd. Il s'agit aussi de la violence intérieure que vous pouvez porter avec vous dans votre vie normale. J'ai l'impression que c'est un thème récurrent dans mon travail: montrer à quel point le paysage intérieur peut être vivant, d’une manière à la fois pesante et enrichissante.
Edward Saïd (2021)
Ce dessin a été initialement commandé par un magazine trois semaines avant le début des événements en Palestine. Il y avait une perspective dans l'article que j'ai trouvée très émouvante, le sentiment de toujours continuer sa vie avec cette violence et cette pesanteur à l'intérieur de vous-même. En tant qu'expatriée, cela m’a parlé. L'article racontait le conflit intérieur de Saïd, entre sa vie universitaire aux États-Unis et sa vision pragmatique du monde. Il voulait parler de la cause palestinienne en des termes que le peuple américain comprendrait. Par définition, ces termes étaient imparfaits et ne décrivaient pas l’exacte réalité. Ils le dépeignaient comme une personne qui a été déchirée toute sa vie. Je trouvais intéressant de faire apparaître ce contraste, en le montrant seul face à lui-même, dans une lutte intérieure très violente. J'utilise régulièrement des couleurs pour exprimer un contraste pour faire passer un message et ici, Saïd est représenté avec des couleurs froides et calmes, alors que dans son cerveau, tout bouillonne, comme une lumière intense qui surgit.
Nancy Jazz Pulsations (2021)
C'était un projet de rêve. Je suis une grande fan de musique, et une collectionneuse de disques obsessionnelle. On m'a demandé de créer l'identité complète de l'édition 2021 de ce festival de musique en France. Il s’agit d’une série de cinq affiches, et celle-ci est la principale. Elles suivent toutes le même principe: un portrait avec des projections sur le visage. Je voulais également profiter de cette opportunité pour parler de mes références musicales. On peut voir Oum Kalthoum, David Bowie, Billie Holiday, Nina Simone, Moondog, Lauryn Hill et Kurt Cobain, qui était mon amour d'adolescente. La typographie est l'une des parties les plus importantes d'une illustration: je dessine toutes les lettres que j'utilise.
Visitez Beyrouth (2018)
Cette image me fatigue un peu, parce qu'elle a été vue tellement de fois, mais je voulais malgré tout l'inclure dans ma sélection. Je l'ai faite il y a près de quatre ans, dans le cadre d'une exposition personnelle, qui contenait de fausses publicités pour Beyrouth. Elles étaient, pour moi, si manifestement ironiques. Le but de l'exposition était essentiellement d’adopter le point de vue oriental de Beyrouth, comme «ville parfaite» entre l'Est et l'Ouest. Elle a fini par être l'un de mes tirages les plus vendus. Elle a trouvé un écho auprès de beaucoup de gens. J'ai l'impression que cette affiche reflète vraiment l’ambiance de mon travail: l'ironie et l'humour y sont très présents. L'ironie n'est pas seulement une grande partie de mon travail, elle est aussi très présente dans ma vie.
Warda (2020)
L'Institut du monde arabe à Paris m'a demandé de créer des affiches pour leur exposition sur les divas arabes. Je devais réaliser des affiches de concerts de trois femmes fortes: Oum Kalthoum, Fairouz et Warda, et c’était comme un rêve. Je me souviens d’avoir assisté aux concerts de Warda, et j'ai été frappée par ses tenues et ses pochettes de disques. Elle avait tellement de coiffures excentriques. Je ne savais pas laquelle choisir. Elle avait juste l'air si impressionnante tout le temps. Je voulais essayer d'intégrer toutes ses coiffures dans une seule composition. J'ai eu beaucoup de plaisir à le faire. La typographie semble provenir d'un film de science-fiction avec un effet en 3D.
Society Magazine (2020)
C'était la première couverture que j'ai créée pour le magazine Society. Elle me tient à cœur car je l'ai faite durant le premier confinement. C'était censé être le premier numéro après le début du confinement en France, il s’agissait donc d’un moment important pour moi et pour tout le monde. J'ai beaucoup réfléchi à la manière dont je pourrais saisir ce moment dans une scène qui exprime exactement notre rapport à la proximité. J'avais peur de sortir, parce que je ne savais pas à quoi ressemblerait le monde d’après. Nous devions porter des masques, ce qui était une chose folle à l'époque, et qui est devenue maintenant très normale. Ce travail a presque été comme une catharsis. Certaines personnes pensaient que c'était un dessin dramatique. Mais pour moi, c'était une illustration vraiment drôle.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com