PARIS: Une première pour un ministre français de la Justice en exercice: à l'issue de près de six heures d'interrogatoire à la Cour de justice de la République (CJR), Eric Dupond-Moretti a été inculpé dans l'enquête sur de possibles conflits d'intérêts avec ses anciennes activités d'avocat.
"Sans surprise, il a été mis en examen", a annoncé à la presse l'un des trois avocats du ministre, Me Christophe Ingrain, après que le garde des Sceaux a quitté la CJR sans faire de déclaration.
Eric Dupond-Moretti a été mis en examen pour prise illégale d'intérêts, sans contrôle judiciaire, a confirmé une source judiciaire.
Considérant que "les actes à l’origine de cette procédure" s'inscrivent "dans le cadre normal d’exercice des prérogatives ministérielles du Garde des Sceaux, le Premier ministre lui renouvelle toute sa confiance", a écrit Matignon dans un communiqué.
Le ministre était arrivé vers 09H00 à la CJR, se disant devant les caméras "serein", et "particulièrement déterminé". "Le ministre de la Justice n'est pas au-dessus des lois mais il n'est pas non plus en dessous", avait-il lancé, affichant un grand sourire.
"Cette mise en examen était clairement annoncée. (...) Ses explications n'ont malheureusement pas suffi à renverser cette décision prise avant l'audition. Nous allons évidemment désormais contester cette mise en examen", a expliqué Me Ingrain, qui déposera "une requête en nullité contre la mise en examen".
La convocation d'Eric Dupond-Moretti pour cet interrogatoire de première comparution lui avait été remise lors d'une rarissime perquisition de 15 heures à la Chancellerie le 1er juillet.
Dans cette affaire, il est soupçonné d'avoir profité de sa fonction de ministre pour régler ses comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir quand il était avocat, ce qu'il réfute.
La CJR, seule juridiction habilitée en France à poursuivre et juger des membres du gouvernement pour des infractions commises dans le cadre de leurs fonctions, a ouvert en janvier une information judiciaire pour "prise illégale d'intérêts" après les plaintes des trois syndicats de magistrats et de l'association Anticor dénonçant des situations de conflits d'intérêts dans deux dossiers.
Le premier concerne l'enquête administrative ordonnée en septembre par le garde des Sceaux contre trois magistrats du parquet national financier (PNF) qui ont fait éplucher ses relevés téléphoniques détaillés ("fadettes") quand il était encore une star des prétoires.
«Soutien de Macron»
Le PNF cherchait alors à débusquer une "taupe" ayant pu informer Nicolas Sarkozy et son conseil Thierry Herzog - un ami d'Eric Dupond-Moretti - qu'ils étaient sur écoute dans l'affaire de corruption dite "Bismuth", qui a valu en mars une condamnation historique à l'ex-chef de l'Etat.
Vilipendant les "méthodes de barbouzes" du parquet anticorruption, Eric Dupond-Moretti avait déposé une plainte, avant de la retirer au soir de sa nomination comme garde des Sceaux, le 6 juillet 2020.
Dans le second dossier, il lui est reproché d'avoir diligenté des poursuites administratives contre un ancien juge d'instruction détaché à Monaco, Edouard Levrault, qui avait inculpé un de ses ex-clients et dont il avait critiqué les méthodes de "cow-boy" après que ce magistrat a pris la parole dans un reportage.
Eric Dupond-Moretti s'est toujours défendu de toute prise illégale d'intérêts, martelant qu'il n'a fait que "suivre les recommandations" de son administration.
Les potentiels conflits d'intérêts du nouveau garde des Sceaux, soulevés dès son arrivée à la Chancellerie par les syndicats de magistrats, avaient finalement conduit fin octobre à l'écarter du suivi de ses anciennes affaires, désormais sous le contrôle de Matignon.
Eric Dupond-Moretti accuse ces mêmes syndicats de "manoeuvres politiques" afin "d'obtenir un nouveau garde des Sceaux".
"On ne fait pas de politique. A aucun moment, d'aucune manière nous n'avons demandé la démission du ministre", avait rétorqué Céline Parisot, présidente de l'USM, syndicat majoritaire dans la magistrature.
"L'infraction de prise illégale d'intérêts est très grave dès lors qu'elle implique que des intérêts personnels du ministre auraient guidé l'action du ministère", a réagi la présidente d'Anticor, Elise Van Beneden, jugeant que "la question du maintien de M. Dupond-Moretti au gouvernement mérite d'être posée".
Cette inculpation compromet-elle l'avenir d'Eric Dupond-Moretti à la tête de ce ministère régalien?
"Il est mis en examen, il a une situation de présomption d'innocence, il n'a aucune raison de bouger", a affirmé un autre avocat du garde des Sceaux, le bâtonnier de Paris Olivier Cousi, après l'interrogatoire.
Une ministre jugeait au contraire sa situation "compliquée".
Le président Emmanuel Macron, qui l'avait longuement soutenu mardi en conseil des ministres, s'est exprimé sur le sujet jeudi en marge du tour de France en défendant la "présomption d'innocence" du ministre et en se posant en "garant de l'indépendance de la justice".
Premières réactions politiques
- Stéphane Séjourné, eurodéputé LREM, proche d'Emmanuel Macron (Twitter):
"Ce n'est pas à des représentants de syndicats de la magistrature de décider qui est membre ou non d'un gouvernement. Soutien à Eric Dupond-Moretti".
- Eric Ciotti, député LR (Twitter):
"Quelles que soient nos différences et elles sont importantes, je veux dire ma considération à Eric Dupond-Moretti. Sa mise en examen traduit une profonde dérive dans l’équilibre de nos institutions et pose un réel problème démocratique".
- Le groupe des sénateurs PS (Twitter):
"Servir la République est un honneur. Éric Dupond-Moretti doit réagir de manière républicaine et proposer sa démission".
- Julien Bayou, secrétaire national d'EELV (Twitter) :
"Elle est belle la révolution démocratique #Macron: première fois qu'un ministre de la Justice doit faire face à une mise en examen. Il ne peut tout simplement pas rester au gouvernement".
- Jean-Paul Garraud, eurodéputé et membre de la direction du RN (Facebook):
"M. Dupond-Moretti devrait tirer les leçons de ce désastre tant fonctionnel que personnel et démissionner de sa propre initiative".
"'Un ministre doit quitter le gouvernement lorsqu’il est mis en examen', avait déclaré le candidat Emmanuel Macron en 2017. Force est de constater que cet engagement, comme les précédents, ne sera pas respecté".
- Gilbert Collard, eurodéputé RN (Twitter)
"Malgré mon inimitié et le sentiment qu’il (Eric Dupond-Moretti) nuit à la Justice, il n’en est pas moins présumé innocent comme n’importe quel justiciable devrait l'être".
- Robert Ménard, maire de Béziers proche du RN (Twitter):
"Même s'il doit évidemment bénéficier de la présomption d'innocence, ça ne va pas redorer l'image catastrophique de la classe politique..."