Au moment même où les États-Unis déclarent la fin proche de leur retrait annoncé de l'Afghanistan, cédant le pouvoir à leurs antagonistes "Talibans ", la France entame d'une main hésitante et perplexe son repli du Mali ,en vouant la région du Sahel à son sort tragique.
Ces deux événements sont les traits précurseurs d'une nouvelle approche géopolitique qui contraste clairement avec l'optique d'intervention et d'ingérence humanitaire qui a émergé depuis les guerres des Balkans (les années 1990).
Si l'intervention militaire américano- européenne réussie en Bosnie et au Kosovo a permis de sauver des milliers de vies humaines et a stoppé des actes génocidaires inqualifiables , les guerres d'Afghanistan et d'Irak ont été un grand désastre humanitaire et politique pour les Américains qui ont nourri l'espoir utopique de remodeler les sociétés politiques locales et leur importer la démocratie pluraliste en "libérant" les peuples opprimés du despotisme monolithique ou religieux.
L'intervention militaire française au Mali en 2013 s'inscrivait dans la même logique. Bien qu'elle ait conduit à vaincre les hordes fanatiques radicales qui se sont emparées de la vaste zone d'Azawad , son bilan en dernière instance fut catastrophique.
L'optique d'ingérence humanitaire était basée à l'origine sur trois idées principales : la vieille notion théologique de " guerre juste », l'approche finaliste du déterminisme démocratique et le principe de " compétence universelle ", fondement des nouvelles pratiques de justice pénale internationale.
La notion de "guerre juste" qui remonte au grand théologien catholique Thomas d'Aquin fut dans sa version classique animée par le souci moral d'imposer le bien commun en défendant par la force " les causes justes" et en limitant l'usage arbitraire de la violence. Cette notion tombée en désuétude dans le contexte moderne en faveur de la conception souverainiste de l'Etat national qui est à la base du droit international, a été réhabilitée par les " néo-conservateurs" américains, agissant à l'époque du président George W.Bush , pour légitimer la guerre controversée d'Irak en 2003.
Le philosophe américain Michael Walzer, principal théoricien de la nouvelle doctrine de " just war"ou guerre juste la définit par l'obligation morale d'intervenir par la force pour défendre les populations non combattantes dans un contexte de despotisme belliqueux agressif. Pour les « neocons » américains, le concept de « guerre juste » devrait être élargi à l'objectif de libération politique et d'écrasement des dictatures autoritaires, ce qui est de surcroît nécessaire pour les intérêts stratégiques américains.
L'idéal du déterminisme démocratique est le fond idéologique de cette représentation de la guerre. L'évolution historique de l'humanité vers l'horizon de liberté étant inéluctable et assurée, il sera donc légitime et approprié de forcer la dynamique du changement salutaire et de défricher le terrain pour les régimes politiques ouverts et libéraux.
La notion de «guerre juste» qui remonte au grand théologien catholique Thomas d'Aquin fut dans sa version classique animée par le souci moral d'imposer le bien commun en défendant par la force «les causes justes» et en limitant l'usage arbitraire de la violence.
Seyid Ould Abah
Le principe de " compétence universelle ", quant à lui, est issu de la doctrine d'ingérence humanitaire qui a vu le jour avec l'ancien ministre des Affaires étrangères , Bernard Kouchner, et le juriste Mario Bettati qui a publié une riche littérature sur la question. Bien que la notion remonte dans ses lointaines origines au théologien juriste néerlandais Grotius (mort en 1645), le devoir d'ingérence humanitaire ne peut être dissocié du nouveau contexte géopolitique mondial qui a été marqué par les guerres civiles meurtrières attisées par les enjeux identitaires ethniques et religieux, dans les Balkans, l'Afrique et le Moyen-Orient.
Il y a lieu de remarquer cependant que les logiques d'ingérence sont souvent tributaires des jeux de puissance et d'hégémonie et des intérêts stratégiques des acteurs internationaux. L'ordre de justice pénale internationale, a été le plus souvent instrumentalisé au profit des finalités politiques. Si cet ordre a permis de juger les responsables des crimes génocidaires en Bosnie, la compétence effective de la Cour pénale internationale (CPI) reste néanmoins limitée uniquement aux pays africains. Les crimes liés à l'occupation coloniale israélienne ou aux interventions militaires américaines et européennes n'entrent nullement dans le champ de compétence de la nouvelle juridiction pénale internationale.
L'échec patent des politiques d'ingérence extérieure dont l'exemple est le cas afghan ou le cas malien, démontre le phénomène décrit par Bertrand Badie sous la formule de " l'impuissance de la puissance " .Les nouveaux conflits mondiaux ne sont plus des compétitions de puissance mais des conflits sociaux qui ne puissent être traités par la force armée ou l'ingénierie institutionnelle imposée. Saisir cette leçon primordiale est une nécessité salutaire.
Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.