C'est en travaillant comme cireur de chaussures que cet homme controversé de 43 ans, connu sous ses initiales SBK, a fait ses débuts dans le monde des affaires avant de gravir les échelons à une vitesse effrénée. Il a fini par devenir milliardaire et distribue généreusement de l'argent pour soutenir des causes humanitaires. Il a racheté, pour des sommes relativement modestes, des entreprises en difficulté financière, les a redressées et les a revendues à des prix exorbitants.
Le mois dernier, son nom a de nouveau été évoqué par Sedat Peker, un chef de file de la pègre turque, afin d’embarrasser le ministre de l'Intérieur, Süleyman Soylu. D'après M. Peker, le ministre a reçu SBK en décembre dernier pour le prévenir d'une procédure judiciaire engagée à son encontre et lui conseiller de fuir la Turquie sans délai. Suivant le conseil de M. Soylu, SBK a quitté le pays le lendemain.
Cette histoire remonte à plusieurs mois. En septembre de l'année dernière, un tribunal d'Istanbul a gelé les comptes bancaires de SBK et lui a interdit de quitter le pays. Le 6 novembre, un autre tribunal d'Istanbul est revenu sur ces deux décisions, conformément à l'avis du procureur général.
Le scandale a éclaté pour la première fois le jour où le procureur général qui avait conseillé au tribunal de débloquer le compte bancaire de SBK a été promu dix jours plus tard au poste de vice-ministre de la Justice.
Cette affaire est devenue plus suspecte encore lorsque le tribunal a cité dans son verdict un rapport du Conseil d'enquête sur les délits financiers (Masak) qui avait ordonné à des auditeurs professionnels d'enquêter sur un éventuel blanchiment d'argent. Le tribunal d'Istanbul semble toutefois avoir préféré faire fi des recommandations du Masak et a donc levé l'interdiction, sans attendre le rapport des auditeurs. Le rapport final du Masak, datant du 20 janvier, indique que le blanchiment d'argent a bel et bien eu lieu. Mais SBK avait déjà fui la Turquie au moment de la remise du rapport.
Arrêté en Autriche, SBK a avoué avoir l'habitude de distribuer à Istanbul des cadeaux pour une valeur de 3 millions de dollars (1 dollar = 0,84 euro) à des bureaucrates et des membres de la magistrature, mais plus particulièrement à des officiers de police et à des inspecteurs, notamment à l'occasion des fêtes religieuses. On sait donc désormais comment cette roue de la corruption tournait.
Cette affaire prend désormais une tournure plus complexe, de nouvelles infractions ayant été signalées dans le dossier de M. Korkmaz.
Yasar Yakis
C'est un tribunal de Salt Lake City, dans l'Utah, qui a émis le mandat d'arrêt contre SBK. Une entreprise américaine bénéficiait en effet d'une subvention du gouvernement américain, sous couvert de production de biodiesel. Sur les 511 millions de dollars de cette subvention, 133 millions de dollars ont été envoyés à SBK pour qu'il les blanchisse en Turquie. Le propriétaire de la société américaine, qui a trompé les autorités en prétendant qu'il produisait du biodiesel, a été interpellé alors qu'il s'apprêtait à se rendre en Turquie. Les autorités américaines exigent à présent que SBK rende cet argent.
C’est dans ce contexte que les médias d'opposition turcs se demandent si un ministre de l'Intérieur a le droit de partager des informations confidentielles portant sur une éventuelle arrestation d'un homme d'affaires. Cette affaire prend désormais une tournure plus complexe, de nouvelles infractions ayant été signalées dans le dossier de SBK, ce qui rend plus épineux le dilemme qui se pose en Turquie. Cet incident risque de constituer un sujet de discorde dans les relations turco-américaines.
À court de munitions pour riposter, le gouvernement turc a préféré faire profil bas.
Comme si l'affaire n'était pas assez compliquée, quelques jours avant d'être arrêté, SBK a provoqué un nouveau tumulte lorsqu'il a prétendu que Veyis Ates, une figure médiatique chevronnée de la chaîne de télévision progouvernementale Habertürk, l'avait contacté afin de lui proposer de l’aider à régler ses problèmes. Il a divulgué une partie d'un enregistrement téléphonique, où l'on peut entendre M. Ates dire : «Pour 10 millions d'euros (12 millions de dollars), je peux vous aider à régler vos problèmes avec les autorités turques par l'intermédiaire de personnes influentes.» SBK n'a dévoilé qu'un extrait de trois minutes de la conversation enregistrée et a refusé de publier le reste afin de ne pas divulguer les noms de personnes influentes.
Les autorités autrichiennes pourraient livrer SBK aux États-Unis, premier pays à avoir déposé une demande d'extradition. L'Autriche peut cependant également choisir de l'extrader vers la Turquie, puisqu'il est de nationalité turque.
Une longue peine de prison attend SBK s'il est reconnu coupable aux États-Unis. Toutefois, s'il accepte de coopérer avec les procureurs, ses déclarations pourraient plonger dans l'embarras de nombreuses personnalités influentes en Turquie. En revanche, s'il est jugé devant les tribunaux turcs, il échapperait à la prison, les lois turques ne punissant pas sévèrement les affaires de blanchiment d'argent. Dans le cas où il serait condamné, le Parlement turc aurait toujours la possibilité d’adopter une nouvelle loi pour le gracier, comme il l'a fait à plusieurs reprises dans le passé. La transparence ne cesse de se dégrader en Turquie.
Yasar Yakis est ancien ministre turc des Affaires étrangères, et membre fondateur du parti AK au pouvoir. Twitter: @yakis_yasar
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com