L'un des thèmes les plus délicats dans la controverse actuelle sur la question théologico-politique dans le contexte d’un Moyen-Orient déchiré par les conflits confessionnels, est celui de la citoyenneté dans ses contours normatifs et sa forme dogmatique.
Les mouvements rattachés à l'Islam politique ont largement véhiculé l'idée que la citoyenneté conçue comme allégeance à une entité nationale souveraine était incompatible avec une conception religieuse du lien communautaire. Des orientalistes occidentaux célèbres ont corroboré cette profession de foi en alléguant que l'Islam était une religion par nature théocratique n’opérant aucune distinction entre le théologique et le politique. Cette thèse étrangère à la tradition herméneutique islamique, est une réduction idéologique du dogme religieux qui s’est vue consacrer depuis le déclin de la dynamique réformiste de I'Islam des lumières (le mouvement connu sous le nom de Nahda, avec de grands noms comme Jamâl al-Dîn al-Afghâni, Muhammad ‘Abduh ou Mohamed Iqbal).
L'approche juridique du corpus normatif classique répondait en effet au souci de transformer la riche tradition éthique et canonique islamique en socle idéologique d'un pouvoir politique auréolé de la légitimité sacrée. C'est ainsi que l'idée de « souveraineté divine » a été détournée de sa teneur métaphysique et spirituelle pour désigner un principe d'identification idéologique (un Etat islamique réduit à une autocratie religieuse).
Le grand érudit, Shaykh Abdullah bin Bayyah, président du Conseil émirati de la fatwa et président du Forum d'Abu Dhabi pour la paix s'est attaché à démontrer dans ses derniers écrits que le concept moderne de citoyenneté - en rupture avec les représentations identitaires confessionnelles segmentaires – traduit parfaitement l’idéal de coexistence pacifique qui est le fondement même de la conception islamique classique de la sociabilité humaine.
Pour lui, une telle conception permet de rassembler toutes les composantes de la « famille abrahamique » (juifs, chrétiens et musulmans). Elle reflète bien la société médinoise telle qu’elle était constituée à l’époque du Prophète de l’Islam, et elle a été renouvelée et reformulée dans la fameuse « déclaration de Marrakech » issue du Forum d’Abu Dhabi pour la paix (2017).
Il est nécessaire de préciser ici que la notion de citoyenneté égalitaire, fruit du legs des siècles de réforme religieuse et des Lumières, ne résulte nullement d’une rupture avec la religion en soi. Le moment séculier (à ne pas confondre avec le régime juridique de la laïcité qui est propre au contexte français) doit être envisagé comme une double dynamique de discontinuité et de réappropriation, de dépassement et d'intégration.
Kant décrivait cette configuration comme une traduction du contenu sémantique et éthique de la religion dans le lexique de la raison argumentative publique rendue obligatoire par l'effet moderne du pluralisme qui impose aux doctrines compréhensives l'usage d'un discours humaniste faillible. Bien que cette démarche soit associée à la modernité, elle s'inscrit cependant dans une temporalité longue qui remonte à l'avènement du monothéisme qui s'est caractérisé par deux grandes découvertes qui ont façonné pour toujours la conscience humaine.
La première découverte est l'émergence de la notion de subjectivité, qui résulte directement du dogme d’un Dieu créateur impersonnel différant substantiellement de sa créature humaine douée de dignité, de responsabilité et de libre-arbitre. Chacune des traditions abrahamique a sa propre formulation de ce dogme qui est la racine profonde de l'humanisme moderne.
La deuxième découverte est celle qui a été désignée par Max Weber sous le terme célèbre de « désenchantement du monde », qui désigne le processus de recul des croyances magiques et surnaturelles au profit d’approches rationalistes de l’univers qui ont atteint leur point culminant dans les sciences modernes à vocation instrumentale et positiviste.
Cette tendance cruciale, souvent instrumentalisée dans la critique de la religion, ne peut-être cependant dissociée de l'esprit monothéiste. Elle a abouti à la conception mécanique fonctionnelle d’un pouvoir politique au service de la collectivité soudée par les intérêts communs, loin de toute représentation absolutiste de l'autorité politique.
Après une longue et tumultueuse période de confrontation entre les conceptions théologico-religieuses et les conceptions humanistes séculières (J.Habermas), un nouveau débat fécond et riche s'ouvre entre une raison « brisée » et autocritique qui a perdu son illusion englobante et une conscience religieuse faillible sommée d’utiliser les outils d'argumentation rationnelle pour accéder à l'espace public. Ce débat déjà vif et fructueux, investi par d’éminentes figures philosophiques et théologiques est à coup sûr une nouvelle opportunité pour la pensée réformiste islamique dans sa quête d'accommodement nécessaire avec la modernité politique.
Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
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