Nombreux sont ceux qui conçoivent le monde en termes des silos civilisationnels. L’Occident, quoi que cela signifie, est pour beaucoup l’apogée des réalisations culturelles de l’humanité, contrairement à des lieux comme l’Afrique, qui est considérée comme une bulle culturelle non civilisée plutôt qu’un éventail riche et diversifié de peuples et d’histoires.
Quant au monde islamique, le mot clé est « menace ». Toute diffusion de sa civilisation porte atteinte aux valeurs judéo-chrétiennes, quelles qu'elles soient. L'islam doit être maintenu hors de l'Europe, comme s'il n'avait jamais été présent ou contribué à sa culture.
Cette ignorance aveugle n’est pas limitée aux groupes d’extrême droite. Dans la célèbre série télévisée « Civilisation » de l’historien de l’art Kenneth Clarke en 1969 et dans le livre qui l’accompagne, l’auteur réussit à imaginer la civilisation comme un produit quasiment d’Europe occidentale. Il ne fait pas allusion aux influences du Moyen-Orient, malgré son impact clair et évident. Et, selon un sondage réalisé en 2019, la majorité des américains ne sont pas conscients qu’ils utilisent des chiffres arabes et ne veulent pas qu’ils soient enseignés dans les écoles américaines.
Imaginez-vous comment des personnes aussi bornées verraient le dernier livre qui démontre combien l’Europe a emprunté et bénéficié de la civilisation islamique et de ses avancées. Diana Darke décrit de manière très détaillée dans « Stealing from the Saracens: How Islamic Architecture Shaped Europe » comment l’architecture européenne gothique était ancrée au Proche-Orient. Ce qui l’a poussé à écrire ce livre était l’incendie qui a dévasté la cathédrale Notre-Dame de Paris l’année dernière et la façon dont le bâtiment était largement décrit comme étant un symbole de la culture française, sans comprendre que ses racines sont loin d’être entièrement européennes. Darke souligne le fait que les premières églises syriennes, notamment l’église Qalb Lozeh à Idleb qui date du Vème siècle, utilisaient de nombreux éléments qui ont été reproduits dans l’église Notre-Dame quelques siècles plus tard.
La plupart des éléments clés de ce qui est si faussement appelé architecture « gothique » ne venaient pas d’Europe. De plus, le terme gothique est absurde et devrait être supprimé, vu que les gothiques étaient plus connus pour la destruction que pour la construction et qu’il n’était certainement pas dans leur nature de concevoir des arcs brisés, des ogives ou des dômes. Tous ces éléments, et bien plus, pourraient, en revanche, être retrouvées dans les premiers bâtiments paléochrétiens et islamiques des siècles avant leur apparition en Europe.
Ceci n’est pas une nouvelle découverte, comme l’auteure s’efforce de faire observer. Le grand architecte de la cathédrale Saint-Paul à Londres, Christopher Wren, a été clair. Il a expliqué : « Le style gothique moderne… est caractérisé par la légèreté de son œuvre, par l’audace excessive de ses élévations et de ses sections ; par la finesse, l’abondance et la fantaisie extravagante de ses ornements… il ne peut être attribué qu’aux Maures ; ou, ce qui revient au même, aux Arabes ou Sarrasins ». L’architecte de la Renaissance Filippo Brunelleschi a été influencé par le grand scientifique islamique Ibn Al-Haytham (965-1040) que beaucoup considèrent comme le père de l’optique moderne. Le double dôme de Brunelleschi dans la cathédrale de Florence — un élément développé plus tôt par les turcs seldjoukides — était le premier du genre en Europe. La cathédrale Sainte-Sophie à Istanbul était la plus grande cathédrale au monde pendant des siècles et a influencé Michel-Ange et Wren, entre autres. Antoni Gaudi, lors de la conception de son chef-d’œuvre, la Sagrada Familia à Barcelone, a ouvertement affirmé avoir emprunté de l’architecture islamique.
Prenons pour exemple l’élément le plus connu de l’architecture gothique — l’arc brisé. Ceux-ci figuraient dans les très puissantes abbayes de Monte Cassino puis de Cluny au XIIème siècle, à partir desquelles leur utilisation s'est rapidement répandue en Europe. Mais la première utilisation connue de l'arc brisé était au Dôme du Rocher à Jérusalem, construit en 691-2.
Les vitraux sont également originaires de la Syrie moderne mais sont venus orner Notre-Dame et d'autres cathédrales en Europe. Le verre coloré a été utilisé au Dôme du Rocher et à la mosquée des Omeyyades à Damas. Le premier exemple connu de verre coloré en Europe était à La Mezquita de Cordoba (l'Espagne était le point d'entrée principal pour de nombreuses innovations architecturales et d’autres innovations du monde islamique).
Outre l’arc brisé. Les importations architecturales vers l’Europe comprenaient le double dôme, les rosaces, les cloîtres, les voûtes, le style ablaq (l’alternation de couleurs de pierres), et même les moulins à vent, qui ont utilisés pour la première fois en Perse plus de 500 ans avant leur arrivée en Europe. Ces éléments sont largement exposés pour ceux qui regardent, de Venise - une ville plus orientale qu'européenne - à Burgos, Chartres, Notre-Dame, Saint-Paul et même le palais de Westminster.
L’architecture européenne a une dette énorme envers le monde islamique qui reste largement ignoré. L'Espagne et le Portugal, en particulier, s'efforcent d'enterrer leur passé islamique. L'appropriation culturelle est stupéfiante. Vous pouvez visiter La Mezquita et être excusé de ne pas savoir que c'était une mosquée. Aucun guide arabe n’était présent là-bas et à l'Alhambra à Grenade lors de ma dernière visite.
Mais ce n'est pas le point clé. La science n'appartient jamais à une civilisation ou à un empire. De grands progrès sont accomplis en empruntant et en s'appuyant sur les découvertes des autres. L'architecture islamique a beaucoup emprunté à ses ancêtres byzantins et paléochrétiens. Notre-Dame n'est pas ancrée dans l'architecture française mais dans les avancées cumulées à travers le monde alors connu.
Ceci offre une leçon vitale pour le présent, d'autant plus que certains pays tentent de nationaliser les tentatives de production d'un vaccin contre le coronavirus et de monopoliser le crédit. Toutes les plus grandes réalisations technologiques et scientifiques du passé se sont produites lorsque des esprits ouverts recherchaient des connaissances de toutes les voies et collaboraient. Ce sont les sociétés fermées qui échouent à maintes reprises. Il est temps de tirer quelques leçons de notre histoire commune.
Chris Doyle est directeur du Conseil pour la compréhension arabo-britannique, basé à Londres. Twitter : @Doylech
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com