KERBALA: Depuis des années, Ehab al-Ouazni était l'une des voix anti-pouvoir en Irak. Il n'hésitait pas à dénoncer l'intégrisme religieux ou la mainmise de l'Iran dans son pays. Tôt dimanche, il s'est tu, comme des dizaines de militants de la « révolution d'octobre » avant lui.
Au beau milieu d'une des « nuits du destin » du ramadan --sacrées dans l'islam--, alors qu'il rentrait chez lui dans les ruelles de Kerbala, ville sainte chiite du Sud où les factions armées pro-Iran sont légion, des tireurs à moto ont surgi.
Le coordinateur des manifestations à Kerbala, qui avait été de toutes les luttes sociales depuis des années dans la ville où ne vivent qu'une poignée de grandes familles qui toutes se connaissent, a probablement tout de suite compris ce qui se tramait.
En décembre 2019 déjà, il avait réchappé de justesse au même scénario. Des tireurs à moto, pistolets munis de silencieux en main, avaient tué sous ses yeux Fahem al-Taï, père de famille de 53 ans et camarade de lutte.
Dans la nuit de samedi à dimanche, des tireurs sont revenus, cette fois-ci pour Ouazni, devant chez lui, sous l'œil de caméras de surveillance, comme souvent depuis le début en octobre 2019 d'une révolte inédite conclue par près de 600 morts, quasiment tous des manifestants tués dans des défilés ou assassinés sur leur pas de porte.
Manifestations et accusations
Aussitôt, des manifestations ont éclaté à Kerbala, mais aussi à Nassiriya et Diwaniya, d'autres villes du sud.
Différents politiciens, dont le leader chiite Ammar al-Hakim, ont condamné cet assassinat et réclamé justice.
Les comités de coordination de manifestants à travers le sud, chiite, tribal et agricole, reprenaient, eux, les mots d'ordre de la « révolution d'octobre » : contre la corruption, la gabegie de l'Etat, la mainmise des groupes armés et des religieux et l'influence de l'Iran en Irak. Et pour la justice pour les « martyrs ».
La police de Kerbala a annoncé « ne pas ménager ses efforts » pour retrouver « les terroristes » derrière cet « assassinat ».
Mais pour les militants, un an après sa prise de fonction, le Premier ministre Moustafa al-Kazimi, dont plusieurs conseillers proches se revendiquent de la révolte d'octobre, n'a toujours pas fait justice aux critiques assassinés.
Ce nouvel assassinat « pose de nouveau la question : quelles vraies mesures ont été prises par le gouvernement Kazimi pour que les auteurs répondent de leurs crimes », accuse Ali Bayati, de la Commission gouvernementale des droits humains.
Al-Beit al-Watani (bloc national en arabe), l'un des rares partis nés de la « révolution d'octobre » qui tenait encore à participer aux législatives censées avoir lieu en octobre, a jeté l'éponge.
« Comment un gouvernement qui laisse passer sous ses yeux des pistolets à silencieux et des bombes peut-il garantir un climat électoral sûr ? », affirme-t-il dans un communiqué, appelant à « boycotter l'ensemble du système politique ».
Comme pour les dizaines d'autres Irakiens abattus par des hommes à moto qui disparaissent dans la nuit, personne n'a revendiqué les tirs. Mais pour les militants, comme pour l'ONU, ce sont des « milices ».
« Les milices de l'Iran ont assassiné Ehab et vont tous nous tuer, elles nous menacent et le gouvernement reste silencieux », affirme ainsi un ami de Ouazni dans une vidéo amateur tournée à la morgue.
« Tu es au courant qu'on tue ? »
Depuis octobre 2019, une trentaine de militants ont été assassinés et des dizaines enlevés plus ou moins brièvement. En juillet 2020, un des spécialistes mondiaux du jihadisme, Hicham al-Hachémi, avait été assassiné sous les yeux de ses enfants devant sa maison à Bagdad.
A chaque fois, les autorités assurent ne pas pouvoir identifier les auteurs de ces assassinats politiques, dans un pays qui en était coutumier durant la guerre civile (2006-2009) mais où ils avaient depuis cessé.
En février, sur Facebook, Ouazni s'en prenait lui-même au chef de gouvernement : « Tu es au courant de ce qui se passe ? Tu sais qu'ils enlèvent et tuent ou bien tu vis dans un autre pays que nous ? ».
Depuis longtemps, ses proches s'inquiétaient pour cet homme à la parole jamais muselée.
Fin 2017, alors que la province de Kerbala votait un arrêté préfectoral sur l' « indécence » interdisant d'exposer des habits féminins en vitrine, Ouazni renvoyait dos à dos tous les intégrismes.
« Ce genre de décision disant s'appuyer sur la religion ne diffère en rien de l'idéologie du groupe Etat islamique », l'EI, affirmait-il alors.
En août 2020, alors qu’il se trouvait dans le cortège des « martyrs d'Octobre » pour un pèlerinage aux mausolées chiites, il faisait malgré tout montre d'optimisme.
« Tous les tyrans ont une fin, même si parfois elle met très longtemps à arriver », disait-il alors.