PARIS: « On ne se contente pas d'attendre, on sollicite les familles » : deux ans après avoir pris la tête de la mission du ministère de la Culture pour la restitution des biens juifs volés par les nazis, l'historien David Zivie mène une course contre la montre face à un passé qui s'efface.
« A des restitutions massives dans l'après-guerre, avait succédé la somnolence. Pendant quarante ans on n'en avait plus parlé. Il y a eu seulement cinq restitutions entre 1955 et 1992 », souligne le chargé de mission.
Depuis 1951, 169 œuvres seulement ont été restituées, avec une accélération sous Jacques Chirac. Les musées restaient sur la défensive et les efforts dispersés. Il fallait une nouvelle impulsion : ce fut la mission voulue par le Premier ministre Edouard Philippe le 17 avril 2018.
On estime à quelque 100 000 les œuvres saisies en France par les nazis durant l'occupation. Après-guerre, 60 000 y ont été renvoyées : à côté de 45 000 restituées entre 1945 et 1950, 13 000 étaient vendues par l'Etat car non réclamées. Restaient près de 2 200 œuvres dénommées « MNR » (« Musées nationaux récupération »), de provenance incertaine, qui ont été déposées dans une centaine de musées. Inscrites dans un inventaire, elles sont restituables, et ne sont pas toutes des œuvres spoliées.
David Zivie note une mobilisation du monde de l'art : « On est de plus en plus contactés. Certains musées renoncent à acheter dès le moindre doute. Et Christie's, Sotheby's ont leurs services de recherche ».
Avec son équipe de six personnes, il contacte les descendants, certains dans l'ignorance de l'histoire familiale. La mission instruit cas par cas. « C'est parfois très long ». Une enveloppe de 200 000 euros finance des recherches.
Les dossiers seront soumis à la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), qui recommandera une décision au Premier ministre.
La tapisserie de Brive, une indemnisation à l'amiable
Elle faisait l'objet d'une réclamation d'une famille juive spoliée : une tapisserie dans les collections du musée de Brive (Corrèze) a fait l'objet d'une négociation à l'amiable ayant abouti à une indemnisation, plutôt que d'être restituée.
En 1995, la municipalité de Brive avait acheté légalement pour 660 000 francs (138 000 euros) une tapisserie du XVIIe siècle de la manufacture anglaise « Mortlake » à une galerie parisienne. Elle complétait une collection d'une dizaine d'autres « Mortlake », fierté de son musée municipal, le musée Labenche.
Onze ans plus tard, arrivait un courrier du cabinet d'avocats de Munich Van Trot, demandant au musée d'enquêter. Cette tapisserie ressemblait à une œuvre achetée en 1936 à vil prix à la famille Drey à Munich. De longues et complexes recherches ont montré qu'elle était passée par trois maisons de vente et des propriétaires privés entre 1936 et 1995.
Au terme d'un « protocole transactionnel » signé le 15 janvier, 140 000 euros ont été débloqués, correspondant au prix d'achat de 1995. « Un geste fort de la ville du résistant Edmond Michelet et une somme bien au-dessus du budget du musée », note le directeur.
Ce musée travaille à des cartels pour expliquer ce qu'est la spoliation, sur cette tapisserie et sur cinq œuvres spoliées en dépôt classées MNR (musées nationaux récupération).
« C’est un exemple de coopération entre un musée, une famille spoliée et la Mission », a salué David Zivie. Ainsi cette « solution juste et équitable » a permis à la ville de garder la tapisserie et d'éviter une procédure législative de restitution.
L'enquête, très vaste, inclut jusqu'aux collections de livres. Elle bénéficie de l'aide du Centre allemand des œuvres d’art disparues (Deutsches Zentrum Kulturgutverluste). Ses priorités sont les « MNR » et les œuvres entrées dans les collections permanentes.
Degré de contrainte ?
Les spoliations s'appuyaient souvent sur des lois de Vichy (aryanisation, confiscation) et la question du degré de contrainte (chantage, difficultés financières, etc.) qui poussait une famille à vendre est parfois difficile à déterminer.
« La tendance judiciaire est de plus en plus de reconnaître la contrainte », note l'historien. Il plaide pour une modification du code du patrimoine pour faire sortir les œuvres des collections sans passer par une loi ou une décision de justice.
« Ce n'est pas juste une histoire d'argent ! Des descendants cherchent la reconnaissance d'une persécution (...). Toutes les œuvres ne valent pas des fortunes, certaines 500 euros seulement ! Les ayants-droit peuvent être nombreux (...) De plus, tout le monde n'obtient pas une restitution. C'est pour cela que des familles peuvent être indemnisées », explique le chercheur.
Aujourd'hui, des dirigeants de grands musées comme Jean-Luc Martinez au Louvre ou Laurence des Cars au Musée d'Orsay, nés après-guerre, mobilisent moyens importants et experts afin d'accélérer recherches d'origines et restitutions, y compris d'œuvres spoliées depuis 1933 dans le Reich allemand.
C'est ainsi que le Musée d'Orsay va remettre « Rosiers sous les arbres » de Gustav Klimt à la famille d'une victime autrichienne. Pour ce tableau « inaliénable » car acquis légalement en 1980, une loi est nécessaire pour l'en faire sortir.
Etude d'archives, d'inscriptions, d'étiquettes : le travail des musées est colossal. Un site ministériel « Rose-Valland », du nom d'une conservatrice résistante, les assiste. Entre 1933 et 1945, le Louvre avait ainsi acheté 13 943 œuvres, à la provenance authentifiée dans leur majorité.
Problématiques sont surtout les oeuvres achetées dans des ventes publiques de biens spoliés sous l'Occupation, auxquelles les musées français participaient avec zèle. Mais aussi celles achetées pendant ou après guerre auprès de marchands qui s'approvisionnaient dans les réseaux ayant acquis à vil prix des biens juifs.