BEYROUTH: A la télévision ou sur les réseaux sociaux, politiciens et militants du Liban se déchirent et s'invectivent parfois sans merci. Si une crise inédite alimente cette polarisation légendaire, les utilisateurs de l'application audio Clubhouse y découvrent une nouvelle approche du débat.
Dans un pays où la politique déchaîne les passions, débattre de la formation du gouvernement ou de l'effondrement économique sans en arriver aux insultes, voire aux mains, est un petit miracle, offert par Clubhouse.
Universitaires, journalistes et militants, au Liban ou expatriés, se retrouvent dans des salons de conversations audio pour deviser des sujets du moment.
« Clubhouse a aidé des interlocuteurs aux extrémités de l'échiquier politique à comprendre leurs points de vue respectifs », résume Paula Naoufal, journaliste libanaise de 25 ans.
« C'est un espace pour s'écouter, contrairement à Twitter et Instagram, qui ne sont pas aussi interactifs », ajoute-t-elle.
Pour le moment, la version beta de la plateforme américaine, lancée il y a un an, est accessible sur invitation seulement. Et uniquement sur iOS (Apple), dans un pays où un iPhone vaut plus de dix fois le salaire minimum.
Dans les salons consacrés au Liban, les sujets de conversation n'échappent pas aux réalités amères du pays, frappé par une paupérisation à grande échelle et une dépréciation historique de sa monnaie.
Mais ici, point d'algorithme pour biaiser ce à quoi l'internaute a accès, contrairement à d'autres réseaux sociaux qui offrent en premier lieu à l'utilisateur des contenus susceptibles de lui plaire.
Clubhouse permet ainsi à un partisan de la révolte antisystème de discuter avec un supporter d'un des grands partis dominant la scène politique, régie par un système confessionnel.
« Soif de connexion »
Clubhouse est « un espace où les adeptes de différentes religions ou affiliations politiques peuvent se rencontrer virtuellement et parler directement », confirme Joe Khawly, journaliste libanais installé à Washington.
« On apprend qu'en tant que Libanais, nous partageons les mêmes combats et les mêmes craintes », ajoute-t-il.
Le nom des salons, qui réunissent la plupart du temps quelques dizaines de participants, raconte le quotidien d'une nation qui enchaîne les tragédies : « Personne ne vient nous sauver » ou encore « Entre Hariri et Aoun: pour ou contre », en référence aux guerres mesquines entre le Premier ministre désigné Saad Hariri et le président Michel Aoun, incapables de mettre sur pied un nouveau gouvernement.
« Comment le port de Beyrouth a-t-il explosé ? », propose une autre discussion, en allusion à la déflagration du 4 août qui a fait plus de 200 morts.
On retrouve aussi parfois les espoirs déçus du soulèvement d'octobre 2019, contre une classe politique accusée de corruption et d'incompétence. Ou les confinements à répétition qui ont paralysé le pays.
« L'application est apparue au moment opportun. Tout le monde au Liban avait soif de connexion et de conversations », indique le blogueur Ali Fawaz.
Grâce à Clubhouse, il a pu débattre avec un ancien ministre et un célèbre journaliste et les passer sur le gril. Rien à voir avec les questions habituellement complaisantes des interviews télévisées, dit-il.
Il apprécie particulièrement les « conversations sans filtres avec des personnalités publiques », dont certaines « n'ont jamais été interpellées sur leur passé trouble ».
« Changer de perception »
La popularité de Clubhouse se retrouve ailleurs au Moyen-Orient. L'application permet de contourner la censure des régimes autoritaires, pour discuter réformes politiques.
Les militants syriens, dans leur pays ou exilés, l'utilisent pour parler du conflit. Clubhouse gagne aussi du terrain dans les riches pays du Golfe, jeunes et ultraconnectés mais aux régimes réfractaires à la liberté d'expression.
Bloquée par la Chine, l'application fait l'objet d'une enquête en France sur l'utilisation des données personnelles.
Wissam Fakih, expatrié libanais à Washington, reconnaît que Clubhouse « a réussi à changer sa perception » des jeunes affiliés aux grands partis.
Certains « essayent de trouver une issue à la crise, ou cherchent des réformes dans leur propre camp », reconnaît ce journaliste de télévision.
Dans un salon sur la formation du gouvernement, il dit avoir été surpris de voir certains participants soutenant des factions politiques se démarquer de la ligne officielle de leur leader : « Tout le monde semblait d'accord pour dire que le nouveau gouvernement devait être composé de technocrates, pour ne pas retomber dans le même piège ».