CARACAS: Une femme monte dans le bus et tend un billet d'un dollar au chauffeur qui lui rend la monnaie avec une liasse de bolivars: à Caracas, où les liquidités en devises locales ont quasiment disparu, c'est dans les autobus privés qui sillonnent la ville que les habitants s'approvisionnent.
"Nous nous sommes transformés en bureau de change !", constate Marcelo Morett, qui conduit son propre autobus.
Faute de compagnie publique de transport, le service est en effet assuré à Caracas par de petits entrepreneurs organisés en coopérative pour chaque ligne.
C'est désormais le seul secteur, faute d'alternative, qui utilise encore la monnaie locale en liquide.
Le bolivar "ne permet que le trajet en bus (...) c'est la seule chose qu'on peut acheter avec", confirme à l'AFP Lisbeth Leal, 39 ans.
Le passager comme le chauffeur y gagnent.
En payant le ticket de bus d'un coût de 150.000 bolivars (9 centimes de dollars) avec un billet d'un dollar, le passager reçoit en monnaie 1,3 million de bolivars. Il s'assure ainsi de quoi payer une dizaine de trajets et évite les interminables files d'attente devant les banques.
Ces dernières ne délivrent au guichet que 400.000 bolivars quotidiens, dans une ville où les distributeurs automatiques sont quasiment tous hors service.
Du côté des chauffeurs, face à la difficulté d'avoir accès à des bolivars, le change appliqué avec le dollar est environ 30% plus bas que le cours officiel, une aubaine.
Mais derrière son volant, Marcelo Morett craint que tôt ou tard le manque de liquidités ne rende impossible son travail: "Chaque fois que (le cours du dollar) monte, il faut rendre encore plus de bolivars".
La monnaie a déjà perdu 38,14% depuis début 2021, après une chute de 95,7% en 2020.
Baguette
Face à cette dégringolade permanente et une inflation hors de contrôle, les Vénézuéliens se tournent de plus en plus vers le dollar.
Cette crise de confiance dans la monnaie est alimentée par la pire crise économique de l'histoire récente du Venezuela. Le Produit intérieur brut (PIB) du pays sud-américain, jadis un des plus prospères d'Amérique latine, s'est ainsi réduit de moitié entre 2013 et 2019.
Face à cette dollarisation informelle de l'économie, les commerçants sont contraints d'utiliser exclusivement des modes de paiement électroniques pour les ventes en bolivars. Y compris pour de toutes petites sommes comme le prix d'une baguette.
A l'intérieur du pays, les bus intercités font payer les trajets en bolivars grâce à toute sorte d'outils numériques, notamment les paiements par téléphone portable.
Mais ce type de transactions, où il faut taper son numéro de carte d'identité puis un mot de passe, est juste impossible dans les autobus bondés de la capitale, où les flux de passagers restent importants malgré la pandémie de Covid-19.
Le président socialiste Nicolas Maduro, qui a lui-même qualifié la dollarisation de "soupape" face aux sanctions économiques américaines, a promis un système de carte magnétique pour les paiements dans les autobus de Caracas.
Mais pour l'économiste Jesus Casique, "cela ne règlera rien". "Le problème de fond demeure: la Banque centrale continue de monétiser le déficit (...) et le gouvernement, au lieu de corriger les déséquilibres de l'économie, les aggrave", estime-t-il auprès de l'AFP.
Si 65,9% des transactions commerciales au Venezuela sont désormais effectuées en dollars, la moitié de la population n'a pas un accès régulier au billet vert, selon le cabinet Ecoanalitica.
Le phénomène, met en garde Jesus Casique, agrandit les fractures sociales, sachant que quatre Vénézuéliens sur cinq ont des revenus insuffisants pour acheter de quoi manger, selon une étude des principales universités du pays.
"Il y a des passagers qui font du troc (...), ils vous donnent un petit kilo de riz. Vous leur faites payer le prix du billet et vous leur donnez la différence" en bolivars, relate Marcelo Morett.