ISTANBUL : L’université turque du Bosphore, qui a survécu à deux guerres mondiales et à plusieurs coups d’État depuis sa fondation il y a 157 ans, a été secouée lundi par une répression policière sans précédent qui a mené à l’arrestation de 160 personnes qui manifestaient contre la désignation du nouveau recteur.
Les étudiants et les professeurs de l’université la plus prestigieuse du pays, et qui se réclame d’une tradition plus occidentale, occupent depuis des semaines le campus qui surplombe le Bosphore, et exhortent le nouveau recteur à démissionner.
Les critiques estiment que Melih Bulu, «surprise du Nouvel An» nommé par le président Recep Tayyip Erdogan le 1er janvier, est une «personnalité politique».
La désignation de Bulu a provoqué la colère au sein l’université, qui élit traditionnellement un recteur issu de ses propres rangs, plutôt qu’une personne extérieure directement affiliée au gouvernement en place.
Selon Gulcin Avsar, avocate et membre du parti séparatiste DEVA, les étudiants et les professeurs désirent voir cette tradition se poursuive.
«La tradition d’élire le recteur de leurs propres rangs dure depuis des décennies. Ils souhaitent simplement maintenir cette pratique établie ainsi que la culture de l’université. C’est tout», a-t-elle expliqué à Arab News.
Bien que le président turc soit habilité à nommer des recteurs depuis 2016, c’est la première fois qu’une désignation controversée provoque un tollé général.
«D’après la constitution turque, tout le monde a le droit d’organiser des manifestations pacifiques. Mais la répression policière d’hier nous rappelle, une fois de plus, que toutes les libertés constitutionnelles ne sont pas à notre portée», se désole Mme Avsar.
Des centaines de policiers ont attaqué et arrêté des étudiants pendant les manifestations. Des tireurs d’élite étaient même positionnés sur les toits surplombant l’université.
Un manifestant a été placé en garde à vue, pour avoir refusé de baisser les yeux et pour excès de fierté. Le hashtag «on ne baisse pas les yeux» est devenu, en quelques minutes, une tendance sur les réseaux sociaux.
Quelque 160 étudiants ont été placés en garde à vue, certains ont été libérés mardi matin, alors que deux étudiants au moins ont été assignés à résidence.
L’entrée principale du campus a été fermée par la police pour empêcher les membres des partis d’opposition de se joindre à la manifestation. Plusieurs parlementaires du Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde sont restés à la porte de l’université.
Ces manifestations ne sont pas sans rappeler des scènes similaires, lorsque des maires élus dans les provinces du sud-est et de l’est, principalement kurdes, ont été soudainement démis de leurs fonctions pour être remplacés par des administrateurs nommés par le gouvernement après les élections locales de mars 2019.
Une seule et unique condition
La grande majorité des étudiants et des professeurs n’ont qu’une condition pour cesser les manifestations : la révocation du recteur ou sa démission.
«Nous demandons aussi que tous nos amis soient libérés immédiatement, en plus de notre demande principale», a déclaré Piril Gumurdulu, étudiante qui participe aux manifestations depuis un mois, à Arab News.
«Cette nomination est destinée à politiser notre université, dont les plus brillants esprits de cette société, qui ont occupé des postes élevés dans tous les secteurs, sont diplômés. Ils veulent nous enlever notre autonomie académique», a-t-elle ajouté.
Les étudiants craignent également que les manifestations et la répression policière ne légitiment de nouvelles restrictions à l’encontre de l’université du Bosphore, première université américaine en dehors des États-Unis.
«Les autorités publiques réduisent déjà nos ressources financières. Plusieurs chercheurs dévoués ont quitté l’université ces dernières années pour mener leurs recherches indépendantes à l'extérieur. Il s’agit d’une politique d’intimidation qui vise à affaiblir le corps enseignant», a mentionné Mme Gumurdulu.
Par ailleurs, le nouveau recteur a été critiqué pour ses qualifications académiques et a été accusé de plagiat dans ses publications universitaires. Bulu s’est défendu en disant qu’il avait oublié d’ajouter des guillemets lorsqu’il citait d’autres personnes dans ses thèses.
«La tyrannie du gouvernement turc se retourne maintenant contre les étudiants de l’université du Bosphore. Beaucoup sont arrêtés pour avoir manifesté pacifiquement contre le recteur nommé par le gouvernement», a tweeté Kati Piri, ancienne rapporteur du Parlement européen pour la Turquie.
Les étudiants de l’université du Bosphore font partie de ceux qui remportent les examens nationaux d’entrée à l’université avec les meilleures notes. Contrairement aux affirmations selon lesquelles il s’agit d’une institution élitiste, plusieurs étudiants proviennent de familles à revenus moyens et sont éduqués avec une vision libérale du monde.
Fin d’une longue tradition ?
Les enseignants sont connus pour leurs positions libérales. Ils ont accueilli des étudiantes voilées à l’époque où celles-ci n’étaient pas autorisées à entrer dans les universités.
«En tant qu’ancien étudiant de l’université du Bosphore, je suis très préoccupé par le fait que la nomination de Melih Bulu soit à peine compatible avec la longue tradition d’autonomie académique de l’université», a mentionné le politologue Ilker Kocael à Arab News.
La répression policière a eu lieu le jour même où Erdogan a demandé la rédaction d’une nouvelle constitution avec l’accord de son partenaire de coalition nationaliste, le Parti du mouvement nationaliste (MHP), suscitant des inquiétudes quant à une menace aux libertés individuelles.
Pour M. Kocael, l’intervention violente des forces de sécurité lors des manifestations pacifiques d’étudiants n’a fait qu’aggraver la situation.
«Les autorités doivent au moins se réunir avec les manifestants et entendre les demandes des professeurs, des étudiants et des anciens étudiants afin de trouver une solution de manière à éviter de nuire à l’université la plus prestigieuse de Turquie», a-t-il souligné.
Environ 6 millions de nouveaux jeunes électeurs doivent se rendre aux urnes en 2023. De récents sondages révèlent que cette génération est très frustrée par la détérioration du climat politique et la restriction des libertés individuelles.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com