En ces temps délicats, que peut-il y avoir de plus poignant que des images de voyous racistes d’extrême droite défilant devant le siège du Parlement britannique à Westminster, avec derrière eux des statues - protégées du vandalisme - de Winston Churchill, Mahatma Gandhi et Nelson Mandela. Ces héros de la lutte contre le fascisme, l’Empire britannique et l’Apartheid en seraient outrés. Tous les trois auraient fait face à cette horde, et auraient abhorré être dissimulés.
Le mouvement Black Lives Matter et le meurtre brutal de George Floyd ont incité le monde à porter un regard critique sur toutes les figures historiques. Très peu d'entre nous se sont réellement opposés à la démolition de la statue du marchand d’esclaves Edward Colston, érigée à Bristol. Idem pour la statue d’Edward Carmack , rédacteur en chef d’un journal dans le Tennessee, qui appelait régulièrement au lynchage des gens de couleur.
Ce fut également le cas en Nouvelle-Zélande où la statue de l’officier colonial britannique John Hamilton a été retirée à Hamilton, ville baptisée ainsi en son honneur. Il était accusé du meurtre de plusieurs autochtones Maoris dans les années 1860. Que certaines figures aient été prises pour cible mérite d’être étudié, mais pour d’autres c’est franchement ridicule. Des personnalités comme William Gladstone, Christophe Colomb et Churchill sont remises en question.
Exception faite des propositions les plus absurdes, l’heure est à la réflexion: qui commémorer? et de quelle façon représenter au mieux nos sociétés, tous leurs groupes ethniques et leurs communautés? Cela nous pousse aujourd'hui à nous interroger sur nos Histoires et ce qu’elles représentent. Si cette réflexion est faite dans le respect de toutes les sensibilités, ça peut se révéler une bouffée d’air frais, un remède au mal.
La destruction et le retrait des statues ne sont que la partie visible de l’iceberg. Cela cache des problèmes bien plus profonds, qui sont toujours d’actualité, mais qui sont ignorés ou passés sous silence. Ce ne sont pas les statues qui suscitent la colère, mais l’histoire à laquelle elles sont associées.
Mettez n’importe quel individu sur un piédestal, et vous prenez instantanément parti. Seulement, nous devons garder à l’esprit que nul n’est parfait. Nous sommes tous imparfaits, certains plus que d’autres… Les esprits les plus brillants et les plus illustres génies ont souvent une part d’ombre.
Nous sommes façonnés par notre époque. Cela dit, certaines choses ne changent pas. Genghis Khan, Hitler et Mao Zedong étaient et resteront des bouchers, quelle que soit l’époque. Il n’y a a pas si longtemps, Aung San Suu Kyi était idolâtrée pour sa lutte contre la junte militaire du Myanmar, mais elle est aujourd’hui vilipendée pour son implication dans le génocide ethnique des Rohingyas.
En revanche, comment expliquer que Joseph Staline, l’un des plus grands bouchers du XXe siècle, soit de nouveau tellement plébiscité qu’au terme d’un vote en Russie il a été déclaré figure la plus emblématique de l’histoire russe.
Nul doute qu’au XXIe siècle, nous érigerons des statues et des portraits de personnalités admirées de tous à notre époque, mais qui ferons plus tard l’objet de critiques. Les leaders de notre époque qui n’auront pas œuvré contre le changement climatique, la faim en Afrique ou la guerre en Syrie pourraient être dénoncés à l’avenir.
N’oublions pas que ceux d’entre nous qui regardent le monde du haut de leur tour d’ivoire ont une vision différente des autres. Nous pouvons débattre d’identité ou de questions semblables, mais des personnes souffrant de pauvreté, de discrimination et luttant pour pouvoir se nourrir chaque jour n’ont pas ce luxe.
Les événements récents illustrent combien l’histoire est importante, comment elle façonne notre identité et crée un sentiment commun d’appartenance. La nation est fondée sur des légendes, des mythes, et un récit qui nous permettent d’avoir une idée générale sur qui nous sommes. La souffrance commune fait partie de ces éléments. Elle a permis de maintenir unies les communautés juives à travers des siècles d’atrocités commises contre leur peuple.
Par ailleurs, il n’y a pas qu’une seule histoire, il y en a beaucoup. Comme le dit l’adage, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Churchill avait déclaré sur le ton de la plaisanterie : « L’histoire me sera indulgente, car j’ai l’intention de l’écrire. » Et pour l’écrire, il l’écrivit.
L’histoire de l’esclavage en Europe est racontée selon une seule perspective, mais elle est complètement différente du point de vue de l’Afrique ou des Caraïbes. Dans le cursus scolaire européen, l’accent sur l’esclavage – si tant est qu’on s’y attarde – est mis sur son abolition et pas sur le rôle que l’Europe a joué dans son instauration ou les intérêts qu’elle en a tirés.
En Grande-Bretagne, lorsque les programmes scolaires ne portent pas sur les succès de l’Empire britannique, ils se focalisent sur William Wilberforce et son engagement dans l’abolition, en 1807, de la traite des esclaves à travers l’océan Atlantique. Très peu de ces programmes racontent comment l’exploitation des esclaves par la Grande-Bretagne a continué des décennies après. L’Empire britannique a payé des sommes faramineuses après l’abolition de l’esclavage en 1833, non pour affranchir les esclaves mais pour indemniser les propriétaires d’esclaves pour les pertes occasionnées. Les riches esclavagistes devinrent plus riches encore.
La France, quant à elle, abolit l’esclavage en 1848. L’Espagne et le Portugal sont aussi coupables pour avoir occulté leur passé. Les marchands d’esclaves espagnols avaient pour habitude de compter les esclaves par tonnes. Bien évidemment l’esclavage n’est pas un problème uniquement européen – les commerçants arabes par exemple ont aussi été des acteurs majeurs dans l’esclavagisme.
Les États-Unis ont eux aussi leur lot d’histoires auxquelles ils doivent faire face. Quelques Américains ont du mal à intégrer qu’ils vivent dans une société post-raciale. Un sondage réalisé en 2018 a révélé que 64 % des Américains considéraient le racisme comme un problème majeur dans la société et dans l’univers politique américains. Malheureusement, 30 % ont avoué que le racisme existait effectivement mais ne constituait pas un problème majeur en soi. Les autres sondages ont déterminé que le problème avait empiré sous la gouvernance du président Donald Trump.
Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, exigerait que 11 statues de généraux de l’armée des États confédérés, dont celles de Robert E. Lee et Jefferson Davis, soient retirées du Capitole. Beaucoup demandent que les 10 bases militaires américaines nommées d’après les leaders de l’armée des États confédérés soient rebaptisées.
Le racisme et la discrimination ne sont pas figés dans l’histoire, comme l’a prouvé la manifestation à Parliament Square. Aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, comme ailleurs dans le monde, nous détournons le regard sur les faits passés comme présents. Trop de membres appartenant aux minorités noires ou ethniques se sentent étrangers dans leurs propres pays.
Beaucoup trop de personnes affirment ne pas être influencées par la couleur de la peau, se confortent dans l’idée que nous vivons une époque où le racisme est dépassé, mais en même temps détournent le regard devant la discrimination institutionnalisée et les inégalités autour d’eux. Et, à moins que nous commencions à comprendre et à faire face aux passés obscurs de nos nations, il y a peu de chances que nous puissions relever les défis actuels. L’histoire compte.
Chris Doyle est directeur du Conseil pour la compréhension arabo-britannique, basé à Londres. Twitter: @Doylech
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Ce texte est la traduction d’un article paru sur ArabNews.com