CARNOUS-EN-PROVENCE : À Carnoux-en-Provence, dans le sud-est de la France, la «nostalgérie» n'est plus ce qu'elle était pour la forte communauté «pieds-noirs» rapatriée en 1962 après la guerre d'Algérie. Mais le rapport de l'historien français Benjamin Stora sur ce conflit et la colonisation française vient raviver d'anciennes plaies.
Certes, «il n'est pas question de repentance» et «de présenter des excuses», a insisté le président français Emmanuel Macron mercredi, après réception du rapport de l'historien chargé de «dresser un état des lieux du chemin fait en France» sur une guerre (1954-1962) dont le souvenir touche encore plus de sept millions de personnes, entre rapatriés, supplétifs algériens («harkis»), appelés du contingent et immigrés algériens.
Mais la suspicion reste bien ancrée chez les «pieds-noirs», ces Français d'Algérie. «Méfions nous des actes à sens unique», lâche Christian Fenech, 58 ans, qui se décrit comme «Algérien de septième génération, conçu à Bône -- nom donné durant la colonisation française à la ville d'Annaba -- mais né à Cassis», près de Marseille, en 1962, après que ses parents sont partis précipitamment.
Il dit à l'AFP craindre «une analyse à charge et à charge», «pour mettre encore une fois tous les maux de l'Algérie sur le dos des rapatriés».
Si Carnoux-en-Provence est née en 1958 de l'idée d'un certain Emilien Prophète, un Français de Casablanca (ouest du Maroc) qui crée une coopérative immobilière et achète un vallon isolé entre Aubagne et Roquefort-la-Bédoule, à quelques kilomètres de Marseille, pour les anciens du Maroc désireux de rester entre eux, c'est l'arrivée massive des «pieds-noirs» en 1962 qui donne son essor à cette communauté.
En quelques mois, les 240 pionniers «marocains» sont rejoints par des centaines de compatriotes «algériens».
Dernière commune créée dans le département des Bouches-du-Rhône, le 26 août 1966, ce village compte aujourd'hui 7 000 habitants contre environ 1 500 fin 1962.
Et même si de nombreux «Provençaux» sont venus s'ajouter, «les pieds-noirs représentent encore près de 50% de la population», affirme Christian Fenech, de l'association Racines pieds-noirs.
«Je craignais le pire», concède Guy Chareille, 78 ans, de l'association Carnoux Racines, au sujet du rapport Stora.
Arrivé à Carnoux à 21 ans, en 1964, après une enfance à Fès, il n'est pas un pied-noir mais «un tronc de figuier», nom donné aux rapatriés du Maroc.
Mais ses parents venaient d'Algérie, que la France a occupée pendant 130 ans (1830-1862). Et il trouve «bizarre cette repentance permanente envers des colonisateurs», soulignant que «les Arabes avaient colonisé des territoires occupés initialement par les Berbères».
«Ouvrons les vrais débats»
Les anciennes colonies françaises sont profondément ancrées à Carnoux, jusque dans le cimetière qui surplombe le village.
Sous l'arche de pierre érigée à l'entrée du site, 23 urnes contiennent «de la terre prélevée dans 23 cimetières des anciens territoires français d'outre-mer», explique la plaque commémorative: Algérie, Indochine, Maroc, Tchad, Madagascar et même le champ de bataille vietnamien de Diên-Biên-Phu.
Quant au buste du maréchal Lyautey, premier résident général du protectorat français au Maroc, ce n'est pas à cause d'une quelconque «cancel culture» qu'il a disparu au coeur de la commune. Il a juste été déposé, le temps de travaux pour la nouvelle Poste.
Mais la sensation reste partagée que parfois «l'histoire officielle» est biaisée, comme chez André Bouland, lui aussi membre de Carnoux Racines.
Mieux enseigner l'histoire de la France en Algérie à l'école, comme le demande Benjamin Stora ? «Pourquoi pas», répond cet homme de 75 ans, né à Oran (nord-ouest de l'Algérie) et arrivé en France à 17 ans, en 1962.
«Mais à condition qu'elle ne soit pas orientée», insiste-t-il, se demandant pourquoi d'autres historiens comme Gérard Crespo ou Jean-Jacques Jordi n'ont pas été appelés à travailler auprès de M. Stora.
«Tout ne peut pas être à sens unique», plaide-t-il. «Pourquoi on ne parle jamais du massacre d'Oran, du 5 juillet 1962», où une centaine de pieds-noirs et d'Algériens pro-Algérie française ont perdu la vie ?
La crainte est là que tout se résume à quelques gestes symboliques, comme la restitution à Alger de l'épée de l'émir Abdelkader ou la publication d'un «guide des disparus» algériens et européens.
«Ouvrons les vrais débats, comme la responsabilité de de Gaulle par exemple», lâche Christian Fenech: «Mais ça apparemment c'est interdit. On peut déboulonner les statues mais visiblement pas les statures!»